« Personne ne se parlait »

Le suicide d'un homme est lié au manque de communication entre divers intervenants d’un même centre de santé, estime un coroner

Un père de famille de Gatineau s’est suicidé après avoir demandé l’aide de plusieurs intervenants d’un même centre de santé et services sociaux. DPJ, CLSC, urgences, groupe d’entraide : il a crié son mal de vivre un peu partout, mais personne ne s’est parlé. La coroner qui a enquêté sur sa mort appelle Québec à agir pour qu’un tel manque de communication n’entraîne pas un autre drame, dans une rare recommandation formulée à l’échelle provinciale après un suicide.

« Peut-être qu’ils auraient pu en faire plus, mais encore aurait-il fallu qu’ils connaissent l’existence des autres intervenants [dans le dossier]. Il est là, le problème. On ne se parle plus », dénonce la coroner Francine Danais. Elle recommande au ministère de la Santé de mettre sur pied un registre central dans tous les centres intégrés et centres universitaires de santé et de services sociaux de la province, dans lequel chaque service reçu par le même patient serait inscrit afin de suivre le cheminement des plus fragiles d’entre eux.

De telles informations ne figurent pas dans l’actuel Dossier santé Québec, établi au cours des dernières années et qui ne comprend que des renseignements médicaux comme les médicaments délivrés en pharmacie ou les résultats d’analyses de laboratoire et d’imagerie médicale. 

L’histoire de Mathieu, 32 ans, père de cinq enfants, est un « exemple flagrant » du manque de communication et du « travail en vase clos » qui existe au sein de ce qui est pourtant un seul et même établissement, note la coroner en entrevue avec La Presse.

L’homme de Gatineau, dont nous ne publions pas le nom de famille parce que ses enfants ont fait l’objet d’une intervention de la DPJ, a reçu durant des mois plusieurs services du Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Outaouais (CISSSO).

Sa mort rappelle celles d’une quinzaine d’autres Québécois qui se sont suicidés depuis le début de 2017 alors qu’ils venaient d’obtenir un congé de l’hôpital ou qu’ils étaient encore hospitalisés pour des pensées suicidaires. Dans chacun des cas, un coroner avait noté des lacunes dans les soins, a révélé La Presse en novembre dernier. 

« Il est tombé »

Mathieu avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide au cours de sa vie. Mais quand la DPJ lui a retiré la garde de ses enfants, en septembre 2017, « il est tombé », confie sa sœur Chanelle, qui a hébergé les trois plus jeunes durant plusieurs mois. Rupture amoureuse, problèmes financiers, dettes : il s’est retrouvé dans une spirale dont il n’est pas sorti, confie la famille.

« Mon frère, c’était le gars toujours souriant, amical, il avait une joie de vivre. Quand l’histoire avec la DPJ est arrivée, il ne riait plus, il ne dormait plus, il ne mangeait plus. Il venait voir ses enfants et il pleurait devant eux. »

— La sœur de Mathieu

Entre septembre 2017 et le 29 janvier 2018, jour de sa mort, l’homme a multiplié les appels à l’aide, révèle le rapport de la coroner Danais, que nous avons obtenu.

Quatre fois, dont la dernière quelques jours avant de passer à l’acte, il s’est présenté aux urgences. Il a parlé aux médecins de ses troubles de sommeil, de ses pleurs fréquents, de son incapacité à travailler. Il a parlé de ses idées noires et de son désir de s’en sortir.

Il a participé à un programme d’aide aux parents en situation de détresse sociale.

Il a été évalué par un psychiatre, qui a déterminé plusieurs facteurs de risque.

Il a été suivi par un travailleur social du CLSC qui, une semaine avant le suicide, a effectué une évaluation du risque suicidaire. « Le risque est évalué à faible bien que monsieur admet penser au suicide tous les jours et qu’il refuse de dire s’il planifie ou fait des préparatifs pour mettre fin à ses jours en précisant qu’il ne veut pas le dire, car il sait ce qui va arriver s’il répond », lit-on dans le rapport de la coroner.

Finalement, il a eu des contacts fréquents avec les intervenantes de la DPJ. C’est justement l’une d’elles qui a sonné l’alarme, le 29 janvier 2018, après une rencontre où elle a trouvé que le père de famille n’était pas dans son état normal. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle a appris, par des membres de la famille, que l’homme parlait souvent de suicide. Il était trop tard.

Le bureau du travailleur social qui a procédé à l’évaluation du risque suicidaire était pourtant situé dans le même édifice que le sien, un étage plus bas.

En vase clos

« Il recevait des services de plein d’endroits. Le bureau de l’un était littéralement à l’étage au-dessus de celui de l’autre. Mais ils ne se parlaient pas, déplore la coroner en entrevue. La dynamique entre les gens étant ce qu’elle est, la relation de confiance s’établit différemment avec un ou avec l’autre intervenant, des fois, on va faire plus attention à ce qu’on dit à un et à l’autre, on va s’ouvrir plus. Si ces personnes-là s’étaient parlé, je suis convaincue qu’elles auraient été en mesure de faire une intervention concertée plutôt que de faire des interventions individualisées en fonction de l’information qu’eux avaient seulement. »

Elle en remet : « Tout le monde travaille en vase clos. Le CLSC ne sait pas qu’il y a la DPJ. La DPJ ne sait pas que le CLSC existe. On ne sait pas ce qui se passe. Les gens ne se parlent pas. Pas parce qu’ils ne veulent pas se parler, mais parce qu’ils ne connaissent pas l’existence de l’autre dans le dossier. Le CISSSO, c’est un seul établissement. S’ils avaient un registre central qui dit qu’un patient est suivi en médecine à tel hôpital, suivi à la DPJ, suivi au CLSC, ça nous allume sur le fait qu’il est multidisciplinaire. »

D’où sa recommandation, adressée autant au CISSS de l’Outaouais qu’au ministère de la Santé, afin qu’un tel registre soit étendu à l’ensemble du système. Afin de protéger la confidentialité et d’éviter « un bar ouvert pour connaître la vie privée des gens », MDanais suggère que la seule information consignée soit le fait qu’un patient consulte telle ou telle instance. « L’intervenant ira chercher le consentement de la personne [pour avoir accès au dossier complet] », dit-elle.

Pour Marlène Gauthier, du Mouvement des endeuillés du suicide et proches aimants, cette recommandation va de soi. Son fils Olivier s’est suicidé en 2012. Il s’était présenté maintes fois aux urgences et avait vu près d’une dizaine de psychiatres. Depuis sa mort, sa mère milite pour des changements.

« Toutes les meilleures pratiques en matière de prévention du suicide sont des pratiques où il y a une très grande collaboration entre les gens. Ça fait qu’il y a un filet de sécurité qui s’installe autour de la personne. S’il n’y a pas cette collaboration, c’est impossible. La personne devient tannée de répéter son histoire. Elle finit par perdre espoir alors que l’espoir est extrêmement important. »

— Marlène Gauthier, du Mouvement des endeuillés du suicide et proches aimants

Au ministère de la Santé, on dit « avoir pris connaissance du contenu du rapport de la coroner Danais et prendre acte de la recommandation du coroner ». « Le MSSS considère, tout comme le coroner, que le partage d’informations cliniques, dans le respect des règles de confidentialité, contribue à la qualité, à la sécurité et à la continuité des services. Le MSSS a l’intention de répondre au coroner sur le suivi qu’il entend donner à sa recommandation. »

Même son de cloche en Outaouais, où une enquête interne a été ouverte dans la foulée du rapport. « Pour des raisons de confidentialité, je ne peux donner les conclusions de l’enquête », indique la porte-parole Marie-Pier Després.

« Il n’y a personne qui se préoccupe de nous. »

Marlène Gauthier, fondatrice du Mouvement des endeuillés du suicide et proches aimants, perd espoir. Voilà plus d’un an qu’elle a rencontré la ministre de la Santé, Danielle McCann, en compagnie d’autres familles de Québécois qui se sont donné la mort, pour lui remettre une liste de recommandations. Fin 2019, le regroupement, dont les membres estiment avoir été abandonnés par un système de santé « dysfonctionnel », a réclamé par écrit à la ministre une commission spéciale sur les soins en santé mentale, à l’image de celle qui enquête actuellement sur la DPJ. 

Une autre lettre en ce sens a été envoyée au premier ministre Legault le mois dernier.

« La ministre nous a promis qu’elle nous aiderait. On déplore qu’il n’y ait pas encore d’actions concrètes. Elle a dit en chambre que trois suicides par jour, c’est inacceptable. Elle a dit qu’elle était ouverte à une commission d’enquête. Il faut maintenant agir. C’est beau de parler pour la cause, mais il faut aussi agir pour la cause », dit Marlène Gauthier.

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer avec un intervenant de Suicide action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

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