Le mot commençant par N

Pendant que je m’imaginais ukrainien, conscrit avec mes trois fils pour défendre la patrie, Vladimir Poutine est apparu à l’écran avec deux généraux.

Il annonçait la mise en état d’alerte de toutes les « forces de dissuasion ». Même lui n’a pas utilisé le mot commençant par N. Mais on a beau ne pas vouloir y penser, en toile de fond de tout conflit sérieux impliquant la Russie et les États-Unis, il y a le danger d’une guerre nucléaire.

C’est le tabou militaire absolu, la menace qui plane, mais qu’on ne nomme pas. Pour la raison assez simple que l’humanité ne survivrait probablement pas à une guerre nucléaire.

Les tanks, les roquettes, les kalachnikovs, les cocktails Molotov nous ramènent aux images de la Seconde Guerre mondiale, et ça suffit pour nous horrifier. Mais Poutine disait la semaine dernière qu’une intervention de l’OTAN provoquerait des « conséquences plus importantes que tout ce que vous avez pu connaître dans l’histoire ». Et tout le monde savait de quoi il parlait. Après quatre jours d’offensive, il parle de « force de dissuasion » en état d’alerte.

On me dira : ce ne sont que des menaces. D’accord. Mais il y a tout juste une semaine, en survolant la Russie, je pensais à tous les analystes nous assurant que Poutine « bluffait ». Il n’aurait aucun intérêt à attaquer l’Ukraine, disait-on. C’était vrai : cette guerre insensée était déjà une catastrophe pour la Russie, qui en ressortirait appauvrie, affaiblie, isolée.

Il a fait la guerre quand même.

Les choses ne tournent pas trop bien pour l’armée russe. Elle peut écraser la résistance, elle en a la capacité. Mais ça ne fera qu’isoler encore davantage Moscou.

Alors qui peut vraiment dire que Poutine, dans l’état mental étrange qu’il affiche, « ne fera jamais ça » ?

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L’automne dernier, Sunao Tsuboi est mort à Hiroshima, à 96 ans. Il était l’un des plus célèbres hibakusha, ce nom donné aux survivants japonais de l’explosion atomique de 1945. Il a passé sa vie à témoigner de ce 6 août 1945, alors qu’il se rendait à l’université. Je l’ai rencontré en 2015. Son visage portait encore des marques de brûlures. Il n’avait rien oublié, 70 ans plus tard. La lueur aveuglante. La chaleur suffocante. Ses vêtements brûlés. Sa peau fondue. Des morts-vivants tenant leurs yeux exorbités ou leurs entrailles sortant de leur ventre. Le fleuve Ōta si plein de cadavres qu’il ne pouvait y plonger pour calmer le feu sur son corps. La roche avec laquelle il a écrit : « Tsuboi est mort ici. »

« Little Boy », sur Hiroshima, et « Fat Man », trois jours plus tard, sur Nagasaki, ont fait environ 200 000 morts. C’était alors l’arme la plus puissante jamais créée, et jamais depuis une arme nucléaire n’a été utilisée.

Les bombes à l’hydrogène des générations suivantes sont maintenant 1000 fois plus puissantes – au moins. Elles sont transportées par des missiles à longue portée. Et malgré une dénucléarisation partielle, les États-Unis et la Russie en possèdent chacun des milliers. Personne ne les utilise, personne ne menace de les utiliser, même, parce que toute attaque serait suivie d’une riposte.

Pour la première fois depuis l’affaire des missiles cubains, donc pour la première fois dans ce siècle, le monde est devant l’hypothèse crédible d’une guerre nucléaire.

Et il n’y a pas grand-chose à faire, sauf espérer que l’homme du Kremlin ne soit pas si paranoïaque qu’on le craint. Parce que plus sa campagne ukrainienne va mal, plus il faut prendre cette menace au sérieux.

Probablement que tout cela passera, pas vrai ? Je dis « probablement », mais je ne m’appuie que sur la pratique des 76 dernières années. En vérité, on n’en sait rien. Peut-être à l’interne, le haut commandement russe ne laisserait pas faire. La Chine, après avoir donné une sorte de sauf-conduit ukrainien à Poutine, lors de cette fameuse rencontre préolympique à Pékin avec Xi Jinping, ne trouve sûrement pas drôle ce genre de jeu nucléaire. Peut-être que le téléphone de ces « meilleurs amis » est occupé. Va savoir…

***

L’invasion de l’Ukraine n’est pas seulement l’acte de guerre le plus grave depuis des générations en Europe. C’est aussi le rappel qu’un homme dérangé peut faire peser une menace existentielle sur l’humanité, s’il décide de rompre l’« équilibre de la terreur ».

J’ai repensé à ces vieillards rencontrés à Hiroshima, et qui ne sont plus que quelques-uns.

Ils ne racontaient pas seulement les horreurs de la guerre. Ils témoignaient de la nature différente, apocalyptique, de l’arme nucléaire. Et de l’importance vitale d’un chantier de dénucléarisation du monde, s’il veut survivre.

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