Harcèlement au travail

Je te crains, je t’épie

Le harcèlement psychologique et sexuel n’a pas disparu avec l’apparition de la COVID-19 et la généralisation du télétravail, loin de là. Le nombre de plaintes, en fait, est en hausse, et les experts qui mènent les enquêtes reçoivent un volume jamais vu de preuves numériques.

Harcèlement au travail

Des enquêteurs ensevelis sous les preuves numériques

Les firmes spécialisées dans les enquêtes pour harcèlement psychologique et sexuel ne chôment pas depuis trois ans. De nouvelles tendances ont modifié leur travail : un cellulaire toujours à portée de main, une agilité grandissante avec les technologies et une santé mentale fragilisée par la pandémie.

« Dans la dernière plainte que j’ai reçue, il y a 80 heures d’enregistrement », relate au téléphone l’enquêtrice certifiée et médiatrice accréditée Marie-Josée Douville, présidente et associée chez Drolet Douville, à Québec.

Pour traiter cette plainte, l’enquêtrice s’apprête à écouter l’équivalent des deux dernières années de District 31, sans compter tous les autres documents qui s’ajoutent et qu’elle devra analyser.

« C’est préoccupant de constater l’ampleur et la nature de la preuve soumise pour appuyer les prétentions soutenues, poursuit-elle. Je pense par exemple au nombre d’heures de réunions Teams ou Zoom enregistrées, à la multitude de courriels transmis, aux diverses captures d’écran, de chats [conversations en ligne], de textos. Les gens déposent leur quotidien dans la plainte. »

Chez Relais Expert-Conseil, à Montréal, Luc Chabot, président et chef de la direction, fait le même constat.

« Chaque dossier vient avec une tonne de documentation. Les gens savent quels sont leurs recours et quand ils commencent à voir des anomalies, ils documentent. Tout le monde est rendu habile avec la technologie. »

— Luc Chabot, président et chef de la direction de Relais Expert-Conseil

Son équipe d’enquêteurs reçoit maintenant des enregistrements provenant de milieux de travail qui n’avaient pas l’habitude de fournir ce type de document. Que ce soit dans les très petites entreprises ou les grandes organisations, les boutiques, les collèges, les mines, les usines, aucun milieu de travail n’y échappe. Le président de Relais Expert-Conseil dit traiter de 300 à 400 plaintes par année.

Harcèlement à distance

Ce n’est pas parce qu’on est loin des yeux qu’on est automatiquement loin du harcèlement psychologique ou sexuel. Abus de pouvoir, intimidation, manifestation de désirs insistants non réciproques, humiliation, remarques grossières, tous ces comportements se transposent mieux que jamais en virtuel.

Le type de preuves déposées est étroitement lié au télétravail, observe l’enquêtrice agréée en harcèlement Élise Corriveau, présidente du cabinet Dialogue.

Employés et gestionnaires s’écrivent dorénavant plus qu’ils ne se parlent en utilisant souvent leurs cellulaires personnels.

« La frontière entre la vie privée et professionnelle n’est plus sûre. Les gens se parlent de plus en plus par message texte et finissent par se partager des choses de leur vie personnelle. Des fois, ce type de communication peut être vu comme assez intrusif et non désiré. »

— Élise Corriveau, enquêtrice et présidente du cabinet Dialogue

Les enquêteurs sont unanimes, les deux ans de pandémie ont mis les travailleurs à cran. Si la virgule mal placée dans un courriel, la caméra fermée en réunion virtuelle et une connexion internet qui flanche deviennent des incivilités insoupçonnées, la réserve de tolérance envers les commentaires déplacés est, quant à elle, bel et bien épuisée.

« J’ai vu qu’avec la COVID-19, beaucoup de gens étaient plus sensibles et plus fragiles qu’avant. Les comportements inappropriés, l’incivilité, ça ne passe plus, les gens vont lever la main plus vite. »

La parole de l’un contre celle de l’autre… enregistrée

Dans les cas de harcèlement psychologique, il est souvent question de la parole de l’un contre celle de l’autre, notamment quand les évènements se produisent sans témoin. Alors qu’on a souvent débattu de l’utilisation de caméras par les employeurs pour prendre sur le fait des employés fautifs, c’est maintenant au tour des employés de dégainer leur cellulaire pour soutenir leur plainte, confirment les avocats en droit du travail chez Norton Rose Fulbright et chez Langlois Avocats.

« Depuis cinq ans, il y a de plus en plus d’employés qui enregistrent leurs employeurs. C’est dans des cas de mesures disciplinaires ou des cas de harcèlement ou des cas de gestion de la performance », précise Marie-Hélène Jetté, associée chez Langlois Avocats.

« Ce sont des procédés qu’on ne voyait pas avant, indique pour sa part Éric Lallier, associé chez Norton Rose Fulbright. Je prétends avoir été congédié de façon injuste et je sors en preuve l’enregistrement que j’ai fait moi-même de la rencontre de congédiement sans l’avoir dit à personne. »

« Départager le vrai du faux, quand il y a un moyen qui nous permet de le faire, c’est toujours intéressant. La question, c’est à quel prix », prévient Éric Lallier (voir autre texte).

Hausse des plaintes

Les firmes contactées par La Presse ont toutes observé une hausse des demandes de traitement de plaintes depuis deux ans. Relais Expert-Conseil note une augmentation de 30 %, tandis que Drolet Douville affirme devoir refuser l’équivalent de deux mois de travail par semaine.

À la CNESST, le nombre de plaintes reçues a connu une augmentation fulgurante de 2016 à 2019, puis est redescendu en 2020 et en 2021.

Or, les plaintes déposées à la CNESST ne sont que la pointe de l’iceberg, indiquent les experts. Les griefs déposés par les syndicats, les plaintes traitées à l’interne par les organisations et les enquêtes réalisées par des firmes externes ne sont pas comptabilisés.

Selon les enquêteurs, la hausse de 2019 est attribuable au mouvement #metoo, aux cas médiatisés, à l’obligation pour les entreprises depuis janvier 2019 d’avoir une politique de prévention du harcèlement psychologique et sexuel et de traitement des plaintes ainsi qu’à l’augmentation du délai – de 90 jours à 2 ans – pour porter plainte.

C’est cette obligation d’avoir une politique interne qui fait diminuer le nombre de plaintes à la CNESST, analysent les experts.

« Avant, les employés se tournaient vers la CNESST. Maintenant, ils vont voir les ressources humaines, leur syndicat ou appellent au numéro qui est indiqué dans la politique interne de l’entreprise », relate Luc Chabot, dont la firme s’occupe de traiter les dossiers des entreprises qui n’ont pas la structure pour le faire ou qui choisissent de donner le mandat à l’externe.

« Le message en matière de prévention est avant tout de privilégier les mécanismes internes de traitement », renchérit l’enquêtrice Marie-Josée Douville. Les délais seront plus courts et le plaignant évitera les auditions devant le Tribunal administratif du travail.

Ce n’est pas parce qu’une plainte est déposée qu’elle sera acceptée et se terminera par une sanction. Toutefois, même si, après enquête, la plainte s’avère non fondée, les experts rappellent qu’elle témoigne d’un réel problème au sein du milieu de travail et que les employeurs saisissent souvent cette occasion pour corriger certaines pratiques.

Dérives de Big Brother au boulot

Pas besoin d’être un espion ou un enquêteur mandaté pour enregistrer sa vie au travail et les interactions avec ses collègues et gestionnaires. Ces enregistrements vidéo et audio peuvent être acceptés en preuve lors d’une plainte pour harcèlement psychologique et sexuel. Mais gare aux dérives, préviennent les experts.

Imaginez un lieu de travail où les employés peuvent enregistrer à tout moment leurs patrons et collègues. Où tout le monde se soupçonne de le faire. Où les employés avertissent délibérément leurs gestionnaires que la conversation sera captée et conservée sur leur cellulaire. Des ingrédients parfaits pour instaurer un climat de méfiance digne d’anciens pays communistes ou de la Chine actuelle.

« On ne vit pas notre vie au jour le jour pour préparer un litige qu’on n’aura sans doute jamais avec nos employés, rappelle Marie-Hélène Jetté, associée chez Langlois Avocats. Toute relation employeur-employé requiert un minimum de confiance. »

L’avocate en droit du travail cite un cas qu’elle a eu à traiter où l’employé prévenait chaque fois son gestionnaire qu’il allait être enregistré, parce qu’il trouvait ses propos approximatifs et changeants. Cette épée de Damoclès avait créé une prudence obsessionnelle dans le choix des mots du gestionnaire, une tension constante et insoutenable. « Ça a mené à une fin d’emploi, car il n’y avait plus de confiance mutuelle », relate-t-elle.

L’enregistrement doit être un outil de dernier ressort pour l’employé vivant une situation difficile, qui a tenté sans succès de résoudre le problème avec le gestionnaire et qui estime que c’est la seule façon de démontrer ce qu’il allègue, affirme de son côté Éric Lallier, associé chez Norton Rose Fulbright.

« C’est une chose d’apporter l’enregistrement au tribunal, mais est-ce que je vais le mettre sur les réseaux sociaux, le rendre public ? », soulève Éric Lallier. L’utilisation des enregistrements sans discernement peut facilement déraper.

Politique anti-enregistrements

Cette tendance marquée pour l’enregistrement clandestin en entreprise a même forcé des employeurs à établir des politiques anti-enregistrements assorties de mesures disciplinaires, soutient Éric Lallier, qui l’a lui-même conseillé à ses clients.

« Le but n’est pas de cacher des choses, mais d’avoir un milieu de travail avec un climat sain. »

— Me Éric Lallier, associé chez Norton Rose Fulbright

« Cependant, ajoute-t-il, si une personne est victime d’une situation ou d’une agression par un membre de l’organisation et qu’une façon de le prouver en dernier recours est un enregistrement, c’est évident que les tribunaux accorderaient une certaine importance à cette preuve-là. »

Preuve acceptée au tribunal

L’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés indiquait récemment dans son infolettre que le Tribunal administratif du travail avait accepté en 2021 une preuve vidéo dans une cause de harcèlement psychologique.

Dans le cas décrit, le plaignant était assis dans son véhicule et avait une courte discussion avec son employeur à travers la vitre ouverte. Au moment où l’employeur s’apprêtait à quitter les lieux, il lui a asséné un coup au visage. C’est cette scène qui a été filmée par la femme du plaignant à l’aide de son téléphone intelligent et déposée en preuve.

Contrairement à la croyance populaire, un individu peut enregistrer une conversation à laquelle il participe à l’insu des autres, et, plus tard, déposer l’enregistrement en preuve. Par contre, il faut un mandat de la cour pour enregistrer à l’insu des gens une conversation à laquelle on ne participe pas.

Comme pour toute preuve, le tribunal doit se demander si l’enregistrement audio ou vidéo est une preuve pertinente, fiable, ostentatoire et quel genre d’habitude il pourrait créer, explique Marie-Hélène Jetté.

« Il reste quand même que les tribunaux sont à la recherche de la vérité. Si on a une bonne preuve fiable, qui a été faite dans des conditions raisonnables et qui nous permet tous de voir la vérité, les tribunaux seront portés à l’admettre. »

— Me Marie-Hélène Jetté, associée chez Langlois Avocats

Quand personne ne veut être surveillé

L’avocate indique que les patrons se demandent maintenant s’il est raisonnable que les employés aient le droit de les enregistrer, puisqu’eux n’ont pas le droit de mettre une caméra sur le bureau d’un employé en permanence sans raison. Au début de la pandémie, cette question était plutôt soulevée par les employés, alors qu’on voyait une explosion alarmante des ventes de logiciels espions destinés aux entreprises du monde entier. Des logiciels qui servent, plaide-t-on, à mesurer la productivité, mais qui peuvent activer la caméra des ordinateurs des employés.

« Dans certaines entreprises, si tu veux accéder au cellulaire d’un employé, il y a tout un processus qui encadre cette action, explique Luc Lefebvre, président et cofondateur de Crypto-Québec. Tandis qu’il y a d’autres entreprises où tu peux accéder à n’importe quel cellulaire et il n’y a personne qui le sait, qui ne le saura jamais et qui va venir te poser des questions. »

L’expert en sécurité informatique raconte que dans une grande organisation où il a travaillé, il voyait le nombre de fois que Tinder était ouvert sur un téléphone et qui consultait l’application. « Un employé l’ouvrait 30 fois par heure, se rappelle-t-il. Une fois qu’on est sur le réseau de l’entreprise, on a une visibilité complète et totale. »

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