Ottawa et Montréal — Le gouvernement canadien s’associe à Shopify et BlackBerry pour déployer une application mobile de traçage par Bluetooth qui, promet Justin Trudeau, va informer les utilisateurs s’ils sont entrés en contact avec une personne infectée par la COVID-19 tout en respectant la vie privée de Canadiens.
« Aujourd’hui [jeudi], on franchit une étape importante en vue de contenir le virus et de rouvrir l’économie de façon sécuritaire. On est en train de développer une application mobile à l’échelle du pays qui va informer les usagers s’ils ont été exposés à la COVID-19 », a affirmé le premier ministre durant sa conférence de presse à Rideau Cottage.
L’application, appelée COVID Shield, devrait être offerte au cours des prochaines semaines. Elle entrera en phase de test en Ontario dans les prochains jours.
Son utilisation restera entièrement volontaire, a insisté M. Trudeau, « mais elle sera plus efficace si elle est téléchargée par le plus de gens possible », a-t-il ajouté.
Plusieurs provinces, dont l’Ontario et la Colombie-Britannique, ont déjà annoncé qu’elles adopteraient l’outil.
Exit l’application montréalaise
Québec, qui avait une préférence pour une application semblable développée à Montréal par MILA – Institut québécois d’intelligence artificielle, n’a pas encore clairement annoncé ses couleurs. Le cabinet d’Éric Caire, ministre responsable de la Transformation numérique gouvernementale, dit avoir rencontré Shopify et avoir eu plusieurs discussions avec le gouvernement fédéral et les provinces à ce sujet.
« L’application proposée est un outil de plus qui pourrait contribuer à réduire la propagation du virus. Nous devons explorer cette option pour déterminer si c’est quelque chose de pertinent pour les Québécois. À ce sujet, nous tiendrons des consultations cet été. »
— Nathalie Saint-Pierre, attachée de presse d’ Éric Caire
Développée sous la gouverne du chercheur de réputation internationale Yoshua Bengio, l’application de MILA s’est heurtée à une forte résistance de la part des autres provinces, ont indiqué différentes sources à La Presse. Le logiciel devait se servir du Bluetooth des téléphones cellulaires pour récolter les données d’interaction et de proximité entre les utilisateurs. C’est toutefois un algorithme d’intelligence artificielle qui devait informer les utilisateurs de leur niveau de risque d’infection, un concept accueilli froidement par les autres provinces.
Lignes de code d’Apple et de Google
L’application de Shopify a aussi été préférée à celle de MILA parce qu’elle utilisera des lignes de code fournies par Google et Apple pour permettre aux radios Bluetooth des téléphones iPhone et Android d’échanger des informations anonymes en arrière-plan. La technologie, créée par les deux multinationales expressément pour la pandémie, est moins énergivore et empêche le logiciel de partager les données personnelles d’interaction des utilisateurs sur un serveur centralisé sous le contrôle des autorités. Seules des informations anonymisées sont échangées, sur un serveur qui, en principe, ne permet pas aux autorités de récolter des données massives sur la population.
Shopify n’a voulu donner aucune entrevue pour expliquer le fonctionnement détaillé de son outil et du serveur qui sera déployé.
« L’application a été développée par des bénévoles de Shopify, mais elle appartient au gouvernement du Canada et est exploitée par ce dernier en collaboration avec les provinces et les territoires. »
— Sheryl So, porte-parole de Shopify
COVID Shield est programmé avec un code source ouvert, qui pourra être analysé et audité par des tiers et des experts informatiques.
« L’enjeu, ce sera d’avoir une masse critique d’utilisateurs. Si trop peu de gens l’installent, ça risque de créer un faux sentiment de sécurité », souligne l’expert en sécurité informatique Jean Loup Le Roux. Selon lui, la technologie développée par Google et Apple semble sécuritaire, notamment parce qu’elle ne permet pas de récolter de données de géolocalisation. « Tous les pays européens, sauf la France, se sont alignés sur ce standard. Le Canada fait un pas dans la bonne direction en choisissant une application qui se base sur cette interface », ajoute-t-il.
Comment ça marche ?
Des dizaines de pays ont déployé ces dernières semaines des applications semblables, qui utilisent toutes la technologie Bluetooth pour retracer les interactions entre les utilisateurs. Celles qui ont développé des applications n’utilisant pas le standard d’Apple et Google ont connu d’importants ratés. Le Royaume-Uni a annoncé jeudi une volte-face complète, après avoir constaté que son application programmée à l’interne n’enregistrait que 4 % des interactions entre les appareils iPhone. Le logiciel ne faisait pas la différence entre une interaction à trois mètres de distance d’une autre à un mètre.
Une fois téléchargées et installées sur le téléphone, ces applications se servent de la radio Bluetooth pour entrer en interaction avec celle des autres téléphones intelligents à proximité. En principe, la puissance du signal permet de déterminer à quelle distance une personne se trouve d’un autre utilisateur, et pendant combien de temps. Le processus se fait en arrière-plan, sans même que l’utilisateur en ait connaissance.
Les données d’interaction, rendues anonymes grâce à des identifiants aléatoires uniques qui changent plusieurs fois par jour, sont entièrement stockées sur le téléphone. Elles le quittent uniquement lorsqu’un utilisateur obtient un diagnostic positif à la COVID-19. Le cas échéant, un responsable de la Santé publique lui fournit un code temporaire lui permettant de transférer toutes ses données d’interaction sur un serveur dit « décentralisé ». Les autres utilisateurs qui sont entrés en contact avec l’individu infecté reçoivent alors une alerte les avertissant qu’ils sont à risque de contracter la maladie.
« Cette alerte va les encourager à contacter leurs autorités sanitaires locales. Aucun renseignement personnel ne sera recueilli ou partagé, et aucun service de localisation ne sera utilisé. La vie privée des Canadiens sera respectée », a affirmé le premier ministre Trudeau.
Devant les journalistes, M. Trudeau a indiqué que son gouvernement avait consulté le bureau du commissaire à la protection de la vie privée afin de s’assurer que l’application en voie de développement respectait les obligations des autorités canadiennes en matière de respect de la vie privée.