À TABLE AVEC  MARTIN WINCKLER

La santé de Winckler

C’est la première fois que je mange avec quelqu’un qui porte deux noms.

Jeudi, j’étais à table avec Marc Zaffran, son vrai nom officiel, celui du passeport, celui des ordonnances qu’il a longtemps rédigées, comme médecin de famille pendant 25 ans, en France, celui de ses écrits comme critique de séries télévisées. Un nom peu connu ici.

Mais cet homme dans la jeune soixantaine que j’ai rencontré au Café Cherrier, rendez-vous connu du monde de l’édition, s’appelle aussi Martin Winckler, le nom de plume avec lequel il signe ses romans dont le plus célèbre, La maladie de Sachs, immense succès, a été porté à l’écran.

Winckler est installé à Montréal depuis février 2009. Il est venu ici parce qu’il a obtenu une bourse de recherche en bioéthique à l’Université de Montréal. Mais il a aussi quitté une France qu’il ne supportait plus. « En France, être à la fois médecin, écrivain, critique, ça ne passe pas, c’est nécessairement suspect », dit-il. Sortir de la norme, c’est nécessairement être anormal. Ce monde hexagonal qu’il décrit comme suprêmement rigide, sectaire, conformiste l’étouffait. Ses enfants voulaient partir, sa femme de l’époque voulait partir. Toute la famille a donc déménagé dans l’enthousiasme.

« Quand on me demande si je suis venu chercher le grand espace, je dis oui, le grand espace mental. »

— Martin Winckler

Selon lui, il y a une liberté au Québec qu’on ne voit plus quand on y vit. « Vous, vous voyez ce qui vous manque, dit-il. Moi, je vois ce que vous avez. »

Intéressé au plus haut degré par la chose médicale, même s’il ne pratique pas la médecine actuellement, se consacrant plutôt totalement à l’écriture, Winckler n’est pas pour autant en admiration devant les réformes libérales. Il trouve bien dommage que le Parti québécois se soit « tiré dans le pied » avec son projet de Charte des valeurs, « une connerie monstrueuse », parce que maintenant, explique-t-il, la province est à nouveau dirigée par des gens « qui ne discutent pas beaucoup ». Qui imposent. Et qui prennent des décisions qui ne régleront pas le cœur du problème du coût élevé des soins de santé. « Dire aux médecins de famille qu’ils doivent recevoir des nombres fixes de gens, c’est le contraire de ce qu’il faut faire… »

CHANGER NOTRE VISION DE LA SANTÉ

Selon ce docteur, le travail de ces professionnels de première ligne est essentiellement d’écouter les patients, de les rassurer. Ils voient un enfant malade, ils disent aux parents que l’enfant a la grippe, qu’il n’y a pas de médicament pour ça, que la maladie va passer et c’est tout. « Et écouter les gens, ça prend du temps », rappelle-t-il.

Donc, pour économiser en soins, il faut changer notre vision de la santé, dit Winckler. Il faut percevoir une bonne partie du travail en médecine familiale comme l’art d’aider les gens à gérer leurs anxiétés.

Une des premières réformes en médecine, comprend-on en l’écoutant, serait de réhabiliter cette idée qu’un médecin peut très bien faire son travail en ne traitant pas, en rassurant, en confirmant au patient qu’il est tout à fait normal et médicalement correct de ne rien faire pour la maladie qu’il a – ou n’a pas –, comme l’atteste son expertise scientifique. (Certains penseurs anglophones partagent cette analyse et parlent d’une réforme du système où on revaloriserait la rémunération des traitements « cognitifs » – par opposition aux procédures –, donc issus uniquement du savoir, de l’opinion professionnelle des médecins.)

Déjà là, on imagine les économies en tests, en suivis, en matériel, et on pense à tous ces coûteux alarmismes désamorcés.

« Il faut aussi mieux informer les gens, arrêter ces campagnes qui angoissent tout le monde. »

— Martin Winckler

Il parle d’augmenter l’information en ligne, la présence d’infirmiers et infirmières-conseils, mais aussi de revoir la nécessité de certaines campagnes de dépistage automatique, qui coûtent cher et ne sont pas aussi efficaces qu’on le croit pour prévenir le pire.

Selon lui, bien des femmes et des hommes perdent beaucoup de qualité de vie, par exemple, en se faisant opérer inutilement trop tôt pour un cancer du sein ou de la prostate.

« À la place du ministre Barrette, j’aurais eu une réunion avec les médecins de famille pour leur demander comment mieux faire, j’aurais consulté les patients aussi… Pas dire aux médecins : “Vous ne bossez pas assez !” »

Winckler en a long à dire sur les réformes que le gouvernement libéral veut mettre en place – il n’est pas exactement impressionné non plus par la façon dont est mené le dossier sur la fécondation in vitro –, mais il en a encore plus à dire sur la France, sur la réforme de la santé là-bas qui, dit-il, est en train de tuer la médecine familiale. Il parle de l’absence de solidarité des médecins, de la hiérarchie entre ceux qui sont dans les hôpitaux, les spécialistes et les autres.

Et il ne cesse de dire combien c’est mieux au Québec. Intellectuellement. Culturellement. Moralement. Il est impressionné notamment par l’avancement de nos politiques en matière d’euthanasie. « Moi, je le vois encore et je vous le dis. Vous avez 30 ans d’avance. »

À TABLE AVEC  MARTIN WINCKLER

BIOGRAPHIE

Né en 1955 à Alger sous le nom Marc Zaffran.

Martin Winckler est un nom de plume adopté alors qu’il pratiquait encore la médecine en France, notamment des avortements. Il ne voulait pas que ses patientes sachent qu’il était aussi écrivain et aient des craintes liées à la confidentialité.

A pratiqué la médecine familiale pendant 25 ans.

A élevé huit enfants.

A publié de nombreux écrits, incluant La maladie de Sachs en 1998, porté à l’écran par Michel Deville.

Habite à Montréal, sur le Plateau, depuis 2009.

Tient un webzine archiconsulté.

Se consacre actuellement à l’écriture. Donne un cours d’écriture à la faculté de médecine de McGill et prépare un autre cours pour l’Université d’Ottawa.

A des mots très critiques envers la France, qu’il trouve tout en « apparences et en apparat » – « Pensez à la tour Eiffel ! Versailles ! L’Arc de triomphe ! » – et dont les institutions, dit-il, refusent de se remettre en question.

Adore les séries télévisées, sujet dont il peut parler pendant des heures et sur lequel il a aussi beaucoup écrit.

À TABLE AVEC  MARTIN WINCKLER

ON A MANGÉ…

On a mangé au Café Cherrier, une institution montréalaise proposant une cuisine française fiable, sans facéties, que Martin Winckler fréquente à l’occasion, quand ses éditeurs français sont en visite au Québec. Ils s’y donnent toujours rendez-vous. Nous avons amorcé le repas avec une entrée de crudités archisimple : carottes râpées, céleri rémoulade, persil. Il a ensuite pris une assiette d’agneau, tandis que j’ai opté pour une queue de lotte avec une sauce au homard. Mon plat était bien préparé, le poisson cuit juste comme il faut et la sauce avait ce caractère riche et onctueux de la bisque, juste assez salé, tout ça dans un esprit français classique. Au dessert, Winckler a pris la crème caramel, un autre plat on ne peut plus typique des restaurants de l’Hexagone. Évidemment, le tout fut ponctué d’un peu de vin, de baguette et s’est clos sur un espresso serré. On aurait aisément imaginé Bruno Sachs – héros de plusieurs de ses romans – devant le même repas.

Café Cherrier

3635, rue Saint-Denis

514 843-4308

À TABLE AVEC MARTIN WINCKLER

RECOMMANDATIONS CULTURELLES

Des séries télé Actuellement, sa série préférée s’appelle Masters of Sex. Elle raconte la vie de Masters et Johnson, deux chercheurs américains qui se sont consacrés à la sexualité. Dans les années 60, ils étaient de vrais révolutionnaires. Winckler adore aussi The Good Wife, mettant en vedette une avocate mariée à un politicien controversé, ainsi qu’Unité 9 et Remedy, une série médicale canadienne.

Des archives télé Tell Me You Love Me, une sorte d’In Treatment bâtie autour d’une sexologue, The Bridge, une série policière suédo-danoise, et Minuit, le soir, « [sa] favorite de la télé québécoise ».

Un film Still Alice avec Julianne Moore dans le rôle d’une femme atteinte de la maladie d’Alzheimer.

Des romans  A Tale for the Time Being (En même temps, toute la terre et tout le ciel –  « Le titre est stupide en français », dit Winckler), de Ruth Ozeki, et L’âge de l’empathie de Frans de Waal.

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