Opinion Fabrice Vil

L’excellence, pas la médiocratie

La section Débats accueille de nouveau Fabrice Vil, avocat et entrepreneur social. Il nous livrera toutes les trois semaines son point de vue sur différents sujets. Bonne lecture !

Je respire le soulagement de la condamnation de Derek Chauvin tout en étant dégoûté de la médiocratie que je sens dans l’air ambiant. Comment expliquer où j’en suis ? Je vais essayer par les mots qui suivent. Et pardonnez-moi de ne pas m’excuser de mes propos.

J’ai vu une vidéo de membres de la famille de George Floyd célébrant le verdict rendu à l’encontre de l’ex-policier responsable de la mort de leur proche. La tension à son comble s’est relâchée au gré des paroles du juge Peter Cahill. Homicide involontaire : coupable. Le soulagement. Meurtre au troisième degré : coupable. La joie. Meurtre au second degré : coupable. L’extase.

La condamnation de Derek Chauvin est à mon sens un évènement majeur pour les proches de M. Floyd. Un baume fort probablement bienvenu dans leur processus de deuil.

J’ai aussi une pensée pour nous qui avons un taux de mélanine élevé. J’ose imaginer que cette condamnation nous permet à tous et toutes de respirer un peu mieux.

Je peux aussi honorer que le verdict rendu puisse représenter une forme de satisfaction pour toute personne en quête de justice.

Mais voilà. Je ne m’emballe pas au-delà de ce qui précède.

George Floyd est mort. Justice ? La police ne devrait jamais tuer les personnes qu’elle doit protéger. Point.

De plus, je n’ai pas envie de loger ma réjouissance dans la médiocrité. Dans mon livre à moi, punir une fois, exceptionnellement, le policier qui assassine une personne noire, ça n’atteint pas la note de passage. Surtout pas si, en même temps, les organes policiers et judiciaires dans lesquels œuvrent tous les policiers sont peu robustes à l’égard de la brutalité policière. Le seuil de satisfaction à l’égard de l’État devrait être l’excellence, pas le « D moins » pour effort après la faute grave.

Et ça va plus loin. Je ne suis simplement pas surpris du verdict. En tant que juriste, je sais que l’issue d’un procès est toujours incertaine. Mais selon moi, l’issue était certaine, à tout le moins quant au verdict de culpabilité pour les accusations de meurtre au troisième degré et d’homicide involontaire. Pas parce qu’une personne aurait manipulé indûment et intentionnellement l’issue du procès.

Je m’appuie plutôt sur l’hypothèse que par la force des dynamiques tangibles et intangibles qui influencent la vie en société, le système néolibéral n’aurait pas été en mesure de soutenir la crise découlant d’un acquittement des accusations de meurtre.

Qu’est-ce qu’un système ? J’offre ici une définition simple : il s’agit de l’ensemble des phénomènes qui orientent le fonctionnement à l’intérieur d’un périmètre donné. Les systèmes cardiaques et forestiers existent, tout comme les systèmes politiques, économiques et sociaux.

Afin d’éviter l’écroulement, tout système qui protège son existence tente de s’ajuster afin de maintenir ce qu’il perçoit comme nécessaire à sa survie. Le système néolibéral implique que des élites présentent aux populations un « portrait du monde qui serait réalistement tolérable » (expression utilisée par l’auteur Noam Chomsky). À défaut, les populations, devant les atrocités inacceptables présentes dans leur réalité, se révolteraient en masse. C’est pour ça que je suppose, sans certitude, qu’à la suite de tous les soulèvements des derniers mois liés à la lutte contre le racisme, un sentiment que même Derek Chauvin peut demeurer impuni n’aurait pas été acceptable socialement. Le couvercle de la marmite aurait vraisemblablement sauté. Et je soupçonne que personne dans les sphères de pouvoir n’aurait voulu être témoin de la catastrophe.

La condamnation de Derek Chauvin est donc une occasion pour certaines élites de refroidir la température de l’eau. D’ailleurs, le verdict est à plusieurs égards instrumentalisé au sein de la classe politique aux États-Unis, mais aussi au Canada, d’une manière qui peut faire miroiter l’idée que le portrait des inégalités raciales est plus rose qu’il ne l’est réellement. La politicienne démocrate Nancy Pelosi a même osé remercier George Floyd d’avoir « sacrifié [sa] vie pour la justice ». Drôle de réalité, madame.

Et de quelle « justice » parle-t-on ? Une justice médiocratique de par ses exigences trop faibles et qui laisse ainsi croupir les populations noires.

Quelle justice, alors que depuis la mort de George Floyd, un évènement qui aurait dû provoquer des changements immédiats, la police aux États-Unis a paralysé Jacob Blake, intimidé le lieutenant Caron Nazario et tué Daunte Wright ?

Quelle justice, alors qu’au Canada, durant la même période, la police a tué Sheffield Matthews et Regis Korchinski-Paquet, en plus de brutaliser Kwadwo D. Yeboah ?

Quelle justice, alors qu’il s'en trouve encore pour prétendre que le traitement qui fut réservé à Mamadi III Fara Camara n’a rien à voir avec la couleur de sa peau ?

Quelle justice, alors que le jour même du verdict à l’encontre de Derek Chauvin, Makiyah Bryant, une adolescente noire de 15 ans, a été tuée par la police de Columbus en Ohio ?

Tout ça sans compter les violences du quotidien qui ne seront jamais connues du public.

Je refuse d’acheter le mot « justice » à bas prix. Nos vies valent mieux que ça.

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