Laurence Lebœuf aurait dû jouer dans Le Serpent

C’est petit, le Québec, quand même. Au milieu des années 60, le comédien Marcel Lebœuf, originaire de Lévis, se faisait garder par Marie-Andrée Leclerc. Oui, oui. La Marie-Andrée Leclerc, alias la belle Monique, que le monde entier a redécouverte depuis la mise en ligne de la minisérie Le Serpent sur Netflix, au début du mois.

La famille Lebœuf vivait alors rue Fraser, tandis que les Leclerc vivaient à côté, rue Déziel, près du Collège de Lévis.

« Elle m’a gardé de 8 à 11 ans. Elle avait alors 17 ou 18 ans. Je la trouvais donc belle. Je pense que j’étais amoureux d’elle », se souvient Marcel Lebœuf.

Encore mieux, maintenant : la fille de Marcel Lebœuf, l’actrice Laurence Lebœuf, a passé deux auditions, en décembre 2018, pour décrocher le rôle de Marie-Andrée Leclerc dans Le Serpent. C’est le genre d’histoire qui ne s’invente pas.

À Montréal, Laurence Lebœuf a enregistré trois scènes, dont celle où l’empoisonneuse Marie-Andrée/Monique entre dans la chambre des deux touristes néerlandais drogués. La vidéo a ensuite été transmise à la société Mammoth Screen, qui a produit Le Serpent pour la BBC et Netflix.

Les producteurs l’ont rappelée pour un deuxième bout d’essai, mais Laurence Lebœuf n’a pas obtenu le rôle, qui a été attribué à Jenna Coleman (Doctor Who), incapable de parler français, comme la minisérie nous le prouve pendant huit épisodes d’une heure. Ce qui est affreusement gênant pour une émission avec un tel budget et un souci maniaque du détail historique.

« C’est frustrant de voir qu’ils ont pris une Britannique pour jouer une Québécoise. Je ne peux pas y croire. Pour nous autres, ça fait mal, ça me fait un pincement pour notre représentation à la télé. Je suis certaine que la barrière de la langue a empêché Jenna Coleman d’être à son meilleur. »

— Laurence Lebœuf

« Même si ce n’est pas moi qui l’ai obtenu, j’aurais vu une Evelyne Brochu ou une Sophie Desmarais dans ce rôle », raconte Laurence Lebœuf, après une journée de tournage de la télésérie Transplant de CTV, à Montréal.

Encore pire, selon Laurence Lebœuf, et je partage son avis à 100 % : la scène où Marie-Andrée Leclerc appelle sa mère, Marie-Paule, à Lévis, à la fin de la série. Les deux Québécoises pure laine se parlent alors dans un français incompréhensible même pour des téléspectateurs francophones. Il faut ajouter les sous-titres pour décoder leur échange. « Avec les budgets qu’ils ont, c’est tellement frustrant de voir ça », soupire Laurence Lebœuf.

Comme Laurence Lebœuf avait déjà passé des auditions pour d’autres séries de la BBC, elle se trouvait dans le circuit pour briguer des rôles prestigieux comme celui de Marie-Andrée Leclerc, cette secrétaire médicale de Lévis qui a fait les manchettes, au milieu des années 70, après avoir accompagné le psychopathe Charles Sobhraj dans une cavale meurtrière en Thaïlande, au Népal et en Inde.

Catherine St-Laurent, qui campe Noélie St-Hilaire dans District 31, a également soumis une vidéo d’audition pour jouer Marie-Andrée Leclerc dans Le Serpent. Elle non plus n’a pas été retenue.

Avec le succès qu’elles remportent dans des téléséries internationales (Mary Kills People, Hannibal, Letterkenny ou Revenge), pourquoi aucune actrice d’ici n’a été considérée pour Le Serpent ? La société de production de la minisérie, Mammoth Screen, dont le siège est à Londres, n’a pas répondu à ma demande d’entrevue.

Vérification faite, ni Karine Vanasse ni Caroline Dhavernas, ni Magalie Lépine-Blondeau, toutes des actrices bilingues qui ont brillé à l’étranger, n’ont été appelées pour Le Serpent.

Cette histoire de langue n’est pas un détail anecdotique ni du chauvinisme mal placé. C’est un enjeu de crédibilité pour une série qui n’a pourtant pas lésiné sur les moyens pour reconstruire les années 70 en Asie du Sud-Est et à Paris.

En entrevue avec le magazine Entertainment Weekly, l’actrice Jenna Coleman a révélé avoir appris ses répliques de façon phonétique, avec l’aide d’un coach vocal. La comédienne n’a eu que « trois ou quatre semaines pour maîtriser » notre langue. C’est un échec cuisant, n’ayons pas peur des mots. « Sais toune étchèque kwuizan », dirait sans doute Monique dans Le Serpent.

Quarante-cinq ans plus tard, l’histoire abracadabrante de Marie-Andrée Leclerc, digne d’un polar de John le Carré, fascine toujours autant. Comment la secrétaire du réputé chirurgien orthopédiste Georges-Albert Daigle de Lévis, une jeune femme de 29 ans très pieuse, a-t-elle pu succomber au charme d’un tueur en série comme Charles Sobhraj ?

En 1983, le journaliste de la station radiophonique CJRP de Québec Jean-Luc Vachon a publié un livre intitulé Marie-Andrée Leclerc – Victime, aventurière ou meurtrière ?

Avec l’aide du père capucin Alain Picard, établi à Varanasi, c’est lui qui a ramené Marie-Andrée Leclerc de New Delhi à l’aéroport de Québec, en juillet 1983. Emprisonnée en Inde, Marie-Andrée Leclerc avait alors obtenu une permission spéciale pour rentrer au pays et soigner un cancer.

Les comptes rendus de l’époque parlent à la fois d’un cancer de l’utérus et d’un cancer des ovaires. Il semble que la maladie était généralisée quand la Lévisienne a été vue par un médecin québécois.

En se rendant interviewer Marie-Andrée Leclerc en Inde, le reporter Jean-Luc Vachon, 42 ans, a contracté la malaria et en est mort en décembre 1983. Marie-Andrée Leclerc a succombé à son cancer cinq mois plus tard, en avril 1984, à l’âge de 36 ans.

« Pour mon père, je crois que Marie-Andrée a d’abord été une aventurière, puis une victime. Mais une victime qui collaborait », avance la fille de Jean-Luc Vachon, Isabelle Vachon.

Si les allers-retours dans le temps ne vous effraient pas – il y en a des dizaines et des dizaines par épisode –, The Serpent vous charmera avec ses aventures exotiques dangereuses. Tout le contraire de l’accent de Jenna Coleman, qui repousse et effraie, tel le cobra indien le plus venimeux de la planète. Envoyez des secours, ça presse.

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