Réfléchir au couvre-feu… quand il n’y a pas le feu

Pourquoi parler du couvre-feu maintenant ? Le printemps est radieux, la sixième vague décline et les épisodes les plus pénibles de la pandémie semblent enfin derrière nous.

Mais c’est précisément pour ces raisons qu’il s’agit du bon moment pour aborder ce sujet difficile avec recul et sérénité.

L’Observatoire des profilages de l’Université de Montréal vient de lancer le bal avec un rapport essentiel qui documente l’impact des couvre-feux sur les plus vulnérables de notre société.

Consultez le rapport

On y lit des choses troublantes qui doivent servir.

Rappelons que deux fois, pendant la pandémie, le gouvernement Legault a dicté à ses citoyens l’heure à laquelle ils devaient rentrer à la maison.

La première fois, ça a duré cinq mois, entre janvier et mai 2021.

La deuxième fois, l’alerte gouvernementale a fait vibrer nos téléphones le 31 décembre dernier, en pleine préparation du réveillon du jour de l’An. Ce couvre-feu a duré 17 jours.

Chaque fois, les analyses et les débats se sont faits dans l’urgence. Le feu était pris et nos hôpitaux menaçaient de déborder.

Le contexte actuel est beaucoup plus propice à une véritable autopsie de ce qui reste sans doute la mesure la plus draconienne et la plus controversée de tout l’arsenal utilisé contre la COVID-19. Une analyse d’autant plus importante que l’on ignore quand une prochaine vague de COVID-19 ou un autre virus menacera nos hôpitaux, amenant les mêmes questions déchirantes qui ont surgi lors des deux derniers hivers.

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L’Observatoire des profilages a analysé tous les constats d’infraction distribués entre le 22 mars 2020 et le 27 juin 2021 – une période qui inclut le premier couvre-feu, mais pas le deuxième.

Même si le couvre-feu n’a été en vigueur que pendant 5 de ces 15 mois, c’est son non-respect qui a généré la majorité des constats d’infraction (57 % des quelque 32 000 contraventions distribuées au total).

Plus dérangeant : le rapport montre que les sans-abri n’ont pas été épargnés par les constats d’infraction, alors qu’on sait très bien que distribuer les contraventions à des gens qui sont incapables de les payer est contreproductif et revient à punir la misère.

Pendant la période étudiée, 275 contraventions ont été distribuées à des gens qui ont donné un refuge pour sans-abri comme adresse officielle pendant la période étudiée, dont 151 pour non-respect du couvre-feu.

Les sans-abri devaient pourtant être exclus de cette dernière mesure. La mort choquante et indigne de Raphaël André, retrouvé gelé dans une toilette chimique en janvier 2021, a bien montré pourquoi.

Les chiffres montrent que les contraventions remises aux sans-abri dépassent les quelques erreurs occasionnelles. Surtout que les chercheurs estiment qu’il ne s’agit que de la « pointe de l’iceberg », plusieurs sans-abri ayant sans doute donné l’adresse d’un ami ou d’un membre de la famille.

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L’Observatoire sur les profilages reprend une autre critique souvent entendue : celle que l’imposition du couvre-feu ne reposait pas sur la science. Cet argument nous semble beaucoup moins convaincant.

Il est vrai qu’il existe peu de preuves solides de l’efficacité du couvre-feu. Pour les obtenir, il faudrait diviser une population en deux groupes identiques, l’un étant soumis à un couvre-feu et l’autre, non. Encore aujourd’hui, les études qui tentent d’analyser l’efficacité des couvre-feux le font de façon indirecte et sont peu concluantes.

Mais en contexte d’urgence, attendre d’avoir toutes les preuves avant d’agir condamne à l’inaction. Et il y avait quand même une logique derrière l’idée qu’interdire les déplacements le soir réduirait les contacts et donc la transmission de la COVID-19.

Cela étant dit, l’Observatoire des profilages vient documenter un côté sombre des couvre-feux qu’on ne peut plus ignorer. Les bénéfices d’un tel outil compensent-ils leurs inconvénients ? C’est loin d’être évident et il faut pousser l’analyse et les discussions.

Ne pas pouvoir sortir le soir ne veut pas dire la même chose quand on possède une grande maison que lorsqu’on est confiné dans un appartement exigu avec un conjoint violent. Ou qu’on n’a pas de logis du tout.

C’est une dimension essentielle qu’il faudra absolument prendre en compte si – et c’est un gros si – on décide d’avoir à nouveau recours au couvre-feu en cas de variant particulièrement agressif qui viendrait nous ébranler à nouveau.

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