Chronique En toute liberté

L’épidémie qui en cache une autre

Fin mars, Radio-Canada présente un reportage en direct du Downtown Eastside à Vancouver faisant état de la réaction de plusieurs itinérants à la pandémie de COVID-19. On y entend que chez les gens de la rue, c’est business as usual et que la plupart continuent de (sur)vivre comme ils en ont l’habitude. On rapporte que plusieurs ne se sentent pas concernés par les nouvelles mesures de confinement et de distanciation, voire qu’ils s’estiment plus en sécurité dans la rue et qu’ils n’ont pas l’intention de changer leurs habitudes. Et la journaliste de rappeler à quel point une personne itinérante infectée pourrait être un vecteur de transmission.

Il serait facile de se braquer devant un tel reportage, d’y voir de l’égoïsme et un dangereux je-m’en-foutisme de la part des itinérants et des toxicomanes, mais ce serait oublier qu’à l’heure où tout le monde n’en a plus que pour le nouveau virus, ils sont habitués à vivre dans la crainte d’un ennemi bien plus létal pour eux que la COVID-19 : le fentanyl et les drogues contaminées.

Il y a déjà des mois que des intervenants en santé publique ou en itinérance et toxicomanie sonnent l’alarme. Qu’on compte les morts par milliers. La crise des opioïdes est une catastrophe sociale et un enjeu de santé de la plus haute importance. Ils étaient nombreux – et c’est mon cas – à dire que si une crise équivalente à celle des opiacés touchait d’autres segments de la population, ce serait la panique et la crise sociale dans tout le pays. Que la société au complet serait virée à l’envers et qu’on réclamerait d’urgence une intervention draconienne des autorités. Eh bien, nous y sommes ! Pour notre plus grand malheur.

LE GHETTO EN CRISE

Le Downtown Eastside est un endroit inclassable. Une véritable piquerie à ciel ouvert. Sur un territoire de 20 pâtés de maisons, on retrouve tous les misfits de l’Ouest canadien. Prostitués, itinérants, toxicomanes, alcooliques et victimes de la maladie mentale y sont confinés par la Ville de Vancouver depuis toujours. Cette antichambre de l’enfer est leur espace et, là-bas, on ne les emmerde pas trop, sauf que la vue d’ensemble est souvent pénible à voir.

Dans le quartier, ça fait des mois que la mort rôde et que les gens tombent comme des mouches. Que là aussi, l’ennemi est invisible et ne prévient pas avant de frapper.

En fait non, il n’est pas totalement invisible. La plupart du temps, il se présente sous la forme de poudre blanche ou brunâtre, en petits sachets, et frappe surtout par les veines ou les narines. Et tout le problème est là.

Il est assez facile d’ignorer les victimes de la crise des opioïdes en se disant qu’elles n’avaient qu’à ne pas consommer si elles voulait rester en santé et éviter les morts. Que contrairement aux victimes de la COVID-19, elles savaient très bien à quels risques elles s’exposaient.

Cette mentalité sécurisante n’a plus lieu d’être, alors que nous sommes tous menacés par un autre ennemi invisible. C’est un enjeu complexe, mais il faut rappeler que plusieurs spécialistes considèrent la toxicomanie comme une maladie. Que l’industrie pharmaceutique a une énorme responsabilité dans la distribution massive d’opiacés et la dépendance qui s’ensuit. Que les enjeux de santé mentale sont encore aujourd’hui largement sous-traités. Qu’il y a de nombreux facteurs sociaux, économiques, ethniques et culturels derrière les problèmes de consommation et de dépendance. Que c’est bien souvent, mais de moins en moins uniquement, un enjeu de classe sociale, de pauvreté.

C’est surtout à ce niveau qu’on peut mesurer le gouffre dans la réaction entre deux crises majeures de santé publique. Dans l’Ouest canadien, le fentanyl a tué plus d’un millier de personnes par an dans les dernières années. Parmi les consommateurs de drogues dures, le taux de létalité est stratosphérique, totalement paniquant.

DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

Comparer ou, pis encore, opposer une crise à l’autre serait futile. On n’est pas ici dans un concours de misère. Comme plusieurs, je souhaite qu’il y ait un avant- et un après-COVID-19 qui nous amène vers le meilleur et non le pire. Sauf qu’en visionnant ce reportage sur les itinérants et leur apparente indifférence face à l’actuelle pandémie, je n’ai pu m’empêcher de penser que leur réaction était en fait un miroir qu’ils nous mettaient en pleine face.

Je peux très bien comprendre que dans la rue, et tout particulièrement dans le Downtown Eastside, le virus ne change pas grand-chose pour bien des individus. Cela fait déjà des mois que la société les regarde mourir dans l’indifférence. Pour eux, la peur de la mort est quotidienne et permanente.

Je peux assez bien concevoir que, dans les circonstances, la réaction de plusieurs d’entre eux soit du type « Vous avez peur d’être infecté, de tomber malade ou pis encore ? Eh bien, join the club ! »

En ces temps particulièrement difficiles, n’oublions pas que la COVID-19 n’efface(ra) pas les maux qui nous affaiblissaient déjà avant. Et que son éventuelle disparition ne résoudra pas pour autant cette autre crise à laquelle nous aurions dû nous attaquer de façon bien plus musclée il y a déjà trop longtemps.

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