Le mythe du bilinguisme canadien

Michel Doucet a consacré sa vie à la défense du français, et aujourd’hui, il se demande si ça en a vraiment valu la peine.

Ce professeur de droit à l’Université de Moncton a été de toutes les luttes linguistiques acadiennes depuis 40 ans. Et de plusieurs victoires. Mais chaque nouveau recensement illustre un peu mieux le lent mais inéluctable déclin du français à peu près partout hors du Québec.

Si on observe des reculs du français dans certains indicateurs au Québec, dans le reste du Canada, les données montrent une érosion rapide partout.

« Le Nouveau-Brunswick a toujours prétendu être le modèle du bilinguisme au Canada. On a obtenu des protections juridiques (une loi des langues officielles) et constitutionnelles. J’y ai travaillé fort. Mais dans le réel, je ne vois que des reculs », me dit-il au téléphone.

Les données du dernier recensement indiquent que la population « de langue maternelle française » touche le seuil des 30 % dans la province. Quand on indique la langue parlée à la maison, ça tombe à 26 % – c’était 28,6 % en 2016, une baisse relative de 10 % en cinq ans.

Les francophones sont de plus en plus bilingues, les anglophones, de moins en moins.

Presque systématiquement, les couples parlant deux langues optent pour l’anglais.

Rien de vraiment surprenant. La suite d’un long accablement statistique pour Michel Doucet. Mais c’est comme si tout d’un coup, c’était trop.

« J’ai des neveux qui ne parlent plus français », dit l’avocat.

Le poids politique francophone diminue, et chaque redécoupage électoral risque de faire perdre des circonscriptions, donc de l’influence, donc des services.

Déjà, le premier ministre Blaine Higgs, ancien membre officiellement repenti d’un parti antibilinguisme, est unilingue anglophone dans la seule province officiellement bilingue. La haute fonction publique est presque entièrement unilingue.

Le Parti conservateur a découvert qu’il pouvait remporter des élections provinciales sans la moindre circonscription francophone. Et le Parti libéral n’aime pas trop les controverses linguistiques, car il veut séduire le sud de la province.

« Comme les francophones sont de plus en plus bilingues, et leur pourcentage plus faible, pourquoi leur offrir des services en français ? », demande le professeur Doucet.

« Oui, je suis plus découragé que jamais. »

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Pourtant, lui qui a vécu les écoles bilingues de Bathurst dans les années 1950, puis l’arrivée au pouvoir de Louis Robichaud, premier ministre acadien, puis de la première loi sur les langues officielles dans les années 1960, a connu une série presque ininterrompue de victoires juridiques et scolaires.

Sur papier, la province est bilingue, mais « c’est un mythe. En réalité, le français reçoit des accommodements, pas des droits ».

C’est dire si le bilinguisme ailleurs au Canada est un mythe…

« Je suis perçu par certains comme un radical, un don Quichotte même, alors que je ne fais que réclamer l’application de la loi. Oui, j’ai ce défaut : quand on me reconnaît un droit, je veux qu’il soit appliqué. Si la Loi sur les véhicules à moteur était appliquée de la même manière que celle sur les langues officielles, ce serait le chaos sur les routes. »

– Michel Doucet, professeur de droit à l’Université de Moncton

« Je me rends compte qu’il y a beaucoup de complaisance et de laisser-faire chez les francophones. Je me demande si je n’y ai pas contribué en obtenant des garanties juridiques rassurantes…

« Le problème n’est pas juridique. Il est politique. Il n’y a pas de volonté réelle de les mettre en œuvre. »

Politique et social : « Les francophones sont les premiers à blâmer. Les commerçants qui n’affichent pas en français à Moncton. Les parents qui envoient leurs enfants à l’école d’immersion francophone, au lieu de l’école francophone. Ceux qui ne respectent pas leur langue. Ça, aucune loi n’y peut rien. »

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Le Nouveau-Brunswick est une sorte de laboratoire involontaire : une tendance assimilatrice aussi lourde n’est pas réversible sur le continent nord-américain, même avec un cadre juridique robuste.

Michel Doucet a des idées pour la freiner (plus de dualité dans les institutions, plus de contrôle en santé, en immigration), mais elles ne sont pas entendues, n’ont pas de relais politiques.

« Quand j’étais en Irlande, on me disait : la dernière mère qui parlera gaélique à son enfant n’est pas encore née. Le français va continuer à vivre ici aussi. Ma crainte, c’est qu’il va rétrécir jusqu’à rester uniquement dans quelques régions. »

– Michel Doucet, professeur de droit à l’Université de Moncton

Changement de discours historique mais ô combien tardif : le gouvernement fédéral reconnaît la situation vulnérable du français partout au Canada.

« Chaque fois que les droits des anglophones sont bafoués au Québec, on voit des dénonciations et des éditoriaux partout au Canada. Ils ne se rendent pas compte qu’ils n’ont pas besoin de loi 101 dans les neuf autres provinces. Pour une fois, le Globe and Mail a récemment publié un éditorial pour dire : on devrait peut-être regarder les violations des droits linguistiques des francophones dans les provinces, pas seulement les droits des anglophones au Québec… C’était une exception ! »

Il plaide encore une cause, ces jours-ci, en Nouvelle-Écosse. « Mais je ne veux plus en faire. Ça prend des années à aboutir. J’ai l’impression de répéter les mêmes choses comme si rien ne changeait. Je suis devenu trop émotif, je crois. »

Vaguement déprimé, oui, découragé, certes, mais pas encore désespéré.

« Sinon je vous parlerais en anglais ! Je n’abandonne pas. Je serai mort et enterré, on m’entendra encore. Je n’abandonne pas ! »

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