Montréal

Isolés ensemble dans Parc-Ex

Comment faire face à la pandémie de COVID-19, au confinement, à l’incertitude, à l’angoisse, quand on est un nouvel arrivant dans un pays dont on parle mal la langue, quand on a peu d’instruction et encore moins de ressources financières ? La question se pose pour beaucoup d’habitants de Parc-Extension, le quartier le plus densément peuplé de Montréal, vers qui nos journalistes sont allés à la rencontre cette semaine.

Cinq dans un trois et demie

Hamza, 5 ans, et son frère Khizar, 4 ans, n’ont pas mis le nez dehors depuis huit semaines. Leur mère, Shumaila Sharif, est sortie une seule fois depuis le début de la période de confinement, pour amener son plus jeune, âgé de 2 ans, se faire vacciner. Seul leur père quitte l’appartement pour faire les courses et travailler, comme livreur pour des restaurants. « J’ai trop peur du virus, répond Shumaila Sharif. Mes enfants sont petits. Et les nouvelles à la télé sont tellement stressantes ! » La famille de cinq personnes occupe un petit trois et demie dépouillé, au deuxième étage d’un modeste immeuble de la rue Wiseman. Quelques meubles, aucune décoration sur les murs défraîchis. Parfois, Mme Sharif ouvre la fenêtre. « Les enfants sont tout excités de pouvoir sortir leur tête dehors », dit-elle. C’est leur seul contact avec l’extérieur. Dans leur petit bloc de six logements, une dame âgée a succombé à la COVID-19 au début de la crise, ce qui a contribué aux craintes de la mère de famille face à la maladie. Ironiquement, ce décès lui permettra d’obtenir l’appartement, plus grand, de la voisine disparue.

L’école à la maison

Arrivée du Pakistan il y a moins de trois ans, Shumaila Sharif se désole de ne plus suivre ses cours de français dans un organisme communautaire du quartier. Les enfants s’ennuient de l’école et de la garderie, leur mère ne sait plus quoi faire pour les occuper. En cette période de jeûne du ramadan, les journées semblent encore plus interminables. Il y a peu de jouets dans l’appartement. Que font-ils pour passer le temps ? Ils regardent des dessins animés à la télévision, pour améliorer leur français. Font des travaux scolaires envoyés par l’enseignante d’Hamza, qui est en maternelle. Aident à nettoyer l’appartement (oui, oui, même à un si jeune âge, assure la mère !). N’ont-ils pas besoin d’aide alimentaire, puisque le mari de Shumaila Sharif a été un mois sans salaire, et que son chèque de paie est mince ? « Nous avions quelques économies, on s’en sort. Je préfère laisser l’aide alimentaire à des gens qui en ont vraiment besoin. »

Deux fois plus de demandes d’aide

Il est 11 h 30. La file s’étire sur un pâté de maisons, sur le trottoir, où des cônes ont été placés à deux mètres les uns des autres, afin que les gens respectent la distanciation requise. Dans le stationnement du centre communautaire William-Hingston, l’équipe d’Afrique au féminin installe des tables pour la distribution alimentaire du mardi et décharge des camions pleins de victuailles. Rose Ngo Ndjel, directrice de l’organisme, masquée, gantée, vêtue d’une blouse de protection jaune, gère la circulation : les poches de patates ici, les sacs d’oignons là, les casseaux de fraises sur la table, les pastèques dans le panier, la viande dans le coin là-bas. « On devrait aider environ 300 personnes aujourd’hui », dit Mme Ngo Ndjel en s’affairant. « C’est deux fois plus que d’habitude. Les gens dans le quartier ont des emplois précaires, plusieurs n’ont plus de travail et plusieurs enfants à nourrir. » La distribution commence à midi. Binita Pillai est là depuis 9 h 30. Elle est enceinte de son deuxième enfant. « C’est ma première expérience, mon mari a perdu son emploi dans une usine, dit-elle. J’espère au moins avoir des fruits pour mon fils de 2 ans. »

Des repas végé avec le député

De l’autre côté de la rue, ça sent bon le curry. L’odeur vient du centre communautaire sikh Gurdwara Nanak Darbar, où l’on prépare 500 repas végétariens gratuits chaque jour. Des hommes coiffés de turbans colorés s’activent dans une grande cuisine, devant d’immenses chaudrons. D’autres se sont attaqués à l’épluchage d’une montagne d’oignons. Des boîtes sont empilées sur une table devant la porte, attendant d’être distribuées. « Ça fait plus d’un mois qu’on prépare autant de repas chaque jour », explique le président du centre, Harjeet Singh. « Certains repartent avec sept ou huit boîtes parce qu’ils ont de grosses familles. » Le député provincial du secteur, Andrés Fontecilla, de Québec solidaire, arrive au même moment sur les lieux. M. Singh lui montre fièrement ses réserves de riz et de pommes de terre, avant que toute l’équipe ne se précipite pour se faire prendre en photo avec lui.

Un retard scolaire difficile à rattraper

Confiné dans un minuscule trois et demie en sous-sol, pauvrement meublé, Pintu Patel est inquiet pour l’éducation de sa fille, Mahi, 7 ans. « Elle a beaucoup de retard en français. Sa mère et moi, on ne parle pas français, alors j’ai peur que ça lui nuise de manquer autant d’école », dit-il. L’enseignante de deuxième année de Mahi fait des appels vidéo avec les élèves deux fois par jour, mais la fillette ne peut pas toujours participer. « On n’a pas d’ordinateur, seulement une vieille tablette qui ne fonctionne pas tout le temps », souligne son père. « Et même si l’enseignante envoie des devoirs par courriels, je n’ai rien pour les imprimer. Elle m’a proposé de les envoyer par la poste, mais je n’ai toujours rien reçu. » Malgré ses craintes quant au retard scolaire de Mahi, Pintu Patel n’est pas certain d’envoyer sa fille en classe, quand les écoles rouvriront. Il ne veut pas qu’elle tombe malade. « Pour le moment, nous ne sommes pas prêts à l’envoyer, on ne veut pas jouer avec sa vie. » En plus de toutes ces inquiétudes, M. Patel, originaire de l’Inde, fait des démarches pour s’opposer à un ordre d’expulsion qui pèse sur lui. Sans statut légal, il ne peut obtenir de permis de travail. La famille survit grâce aux prestations d’aide sociale versées à son épouse et à l’aide alimentaire.

Les provisions du Desi Mandi

Des samosas frais viennent d’arriver sur le comptoir du marché Desi Mandi, « épicerie pakistanaise, indienne, bangladaise, sri lankaise et grecque », comme l’indique son enseigne, à l’image de la diversité ethnique du quartier. À l’intérieur, les spanakopitas côtoient le garam masala. Les bouchers s’activent derrière de grandes toiles de vinyle transparent. Quand les clients sont trop nombreux à l’intérieur, une file se forme sur le trottoir. Heureusement, les choses se sont calmées depuis le début de la crise. « Au début, les gens paniquaient. Ils craignaient que les épiceries ne ferment leurs portes », raconte Ali Shah, qui travaille à l’épicerie appartenant à son père. « Ils avaient peur de manquer de farine, de riz. Quand les camions de livraison arrivaient, les clients se servaient directement dans le camion, avant qu’on puisse apporter la marchandise dans le magasin. » Selon lui, beaucoup de gens du quartier sont sensibles aux fausses rumeurs qui circulent un peu partout parce qu’ils maîtrisent mal le français ou l’anglais et ont du mal à suivre les nouvelles provenant de sources fiables. « Certains ne savent pas vraiment ce qui se passe et pensent qu’ils doivent acheter 12 poches de riz… »

« Une guerre chimique »

Même s’il a 75 ans, qu’il souffre de diabète et de difficultés respiratoires, Spyro Stellatos ne se prive pas de sortir de son appartement. « Il faut sortir pour vivre ! Il n’y a rien à faire à la maison à part regarder la télé », lance l’homme à la coiffure impeccable, qui consent tout de même à porter le masque. « De toute façon, je pourrais être infecté même dans mon immeuble, en touchant les boutons de l’ascenseur. J’ai les mêmes craintes en restant chez nous qu’en sortant à l’extérieur. » Dans le petit parc près du métro et du supermarché, il retrouve des connaissances, comme Sophia Ntapolias, pour jaser en observant une distance de deux mètres. Son sujet de prédilection : la pandémie de COVID-19 est le résultat d’une « guerre chimique ». Selon lui, le virus a été propagé, intentionnellement ou accidentellement, par la Chine. « Les gouvernements nous mentent pour dissimuler la vérité », lance-t-il, adhérant à des théories du complot qui ont été maintes fois contestées.

Un signe d’espoir au balcon

Il n’y a pas tellement d’arcs-en-ciel dans les fenêtres de Parc-Extension. Mais devant le petit parc Athéna, il y en a un géant, sur une grande banderole accrochée aux balcons. Le slogan « Ça va bien aller » est répété en anglais, urdu, hindi, bengali, pendjabi et grec. La banderole est l’œuvre de résidants de la coopérative d’habitation Nos rêves. « Nous sommes privilégiés par rapport à d’autres habitants du quartier, et nous sommes très engagés envers les sans-papiers pour l’aide au logement. On voulait faire un clin d’œil à la population qui est peut-être moins rejointe par les nouvelles », explique Mélanie Baril, l’une des responsables de la coop, qui a aussi versé un don pour l’aide alimentaire dans le quartier.

Le poumon du quartier

Parc-Extension a peu d’espaces verts et peu de rues ombragées. Pour trouver de la verdure, les habitants du quartier se rendent au vaste parc Jarry. Les canards qui nagent sur l’étang, visibles à travers les joncs, leur donnent une impression furtive de campagne. Houda Faik est en fin de session, au cégep. Concentrée sur ses études, qu’elle poursuit en ligne, stressée en raison de son asthme, elle n’était pas sortie de chez elle depuis un mois. Prise de migraines, elle a eu besoin de prendre un peu d’air cette semaine. « On venait souvent pique-niquer au parc Jarry, avant. Alors, revenir ici, ça me donne presque l’impression de me retrouver comme avant », dit-elle. Comme avant. Quand le cauchemar de la COVID-19 n’avait pas bouleversé la vie de tous.

Parc-Extension en chiffres

Population 

28 775 personnes

Densité de population de 17 671,9 habitants au km2, la plus importante de l’agglomération montréalaise, plus de quatre fois supérieure à la moyenne de l’île de Montréal (3891,2 habitants au km2)

Proportion élevée de familles avec enfants 

71 % (Montréal : 63 %)

Immigrants 

57 % (Montréal : 34 %)

Résidants nés à l’extérieur du Canada ou ayant un ou deux parents immigrants 

90 % (Montréal : 59 %)

Langue maternelle autre que le français ou l’anglais 

69 % (Montréal : 33 %)

10 % ne connaissent ni le français ni l’anglais

Population vivant avec un faible revenu 

38 % (Montréal : 21 %)

Source : Centraide, Profil sociodémographique 2016, Arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension (2018)

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