Refuges pour itinérants

« Si quelqu’un tousse, tout le monde l’attrape »

Les refuges pour personnes itinérantes de Montréal sont sur le pied de guerre. Leur défi : garder leurs portes ouvertes à une clientèle extrêmement vulnérable, tout en empêchant le nouveau coronavirus d’y entrer. Fermer, « c’est la pire chose à faire ». « Si ça éclôt un peu partout, ils vont la disséminer et on ne pourra pas les rejoindre. »

Émilie Fortier, directrice des services à la Mission Old Brewery, est formelle. « Le réflexe de tout le monde, ça serait de fermer les services. Tout le monde veut se protéger. Mais en itinérance, il faut faire le contraire. Il faut ouvrir davantage pour faire en sorte que les gens bougent moins, dit-elle. Parce que quand ça va prendre dans la population générale, la personne qui est dans la rue va fréquenter des lieux publics, donc sera plus porteuse. Et elle-même, si elle est atteinte, on sait que c’est une population qui est plus à risque. »

Mais comment faire pour limiter la contagion dans des dortoirs communs ? Ou des cafétérias bondées ? Comment favoriser l’isolement des personnes âgées qui n’ont pas de domicile fixe ? Le tout en continuant d’accueillir des gens qui dormiront carrément dehors ou n’auront rien à manger en cas de fermeture ?

Le directeur général de la Maison du Père, François Boissy, le dit d’emblée, il serait « catastrophique » qu’un des quelque 200 hommes qui passent leurs nuits dans les dortoirs d’urgence du refuge contracte la maladie. « Ça serait une vraie catastrophe pour bien des raisons, dit-il. Pour la population [itinérante] en général. Ils couchent dans des dortoirs de plusieurs personnes. C’est difficile de connaître leurs allées et venues. Il y a des gens qui ont des problèmes de santé mentale, de toxicomanie. Il y en a qui n’ont pas toute leur tête. Comment on ferait pour reconstituer ce qu’ils ont fait dans leur journée ? Ça ne serait pas facile. »

La solution ? Prévenir. Empêcher le virus d’entrer, aussi longtemps que possible.

« Il n’y a pas encore de risque en ce moment », assure François Boissy. D’ici là, c’est le « branle-bas de combat » à la Maison du Père. Les visites sont interdites. Les formations sont annulées. Plusieurs activités : barbier, massage, etc., sont remises à plus tard. La friperie est fermée. Le lavage des mains est obligatoire à l’entrée. Entre autres choses. Le directeur passe ses journées en conférence téléphonique avec ses homologues des autres ressources et des gens de la Santé publique.

« Il n’y a pas de risque réel à ce moment-ci », affirme aussi Émilie Fortier. Mais il y a un mais : « Ce n’est pas encore dangereux. Mais on s’entend que ça va venir. On veut éviter la propagation et aussi pouvoir rejoindre les gens pour qu’ils soient testés. »

Elle ajoute : « La population itinérante est plus vulnérable physiquement et beaucoup plus mobile. En itinérance, on parle de personne âgée à partir de 55 ans. On mesure les risques pour essayer de voir le moins [mauvais] des scénarios. On est en train de mettre en place des mesures de prévention, mais qui fonctionnent à moitié. » Elle donne l’exemple de la consigne de maintenir une distance entre les gens. « Ils sont dans des dortoirs. Ça devient un peu difficile. On leur demande de dormir [en alternance] pieds-tête les uns des autres. »

La Mission Old Brewery a ouvert ses portes à La Presse, lundi, question de nous montrer l’ampleur de la tâche. Le plus grand dortoir de l’endroit, qui dépanne en tout 283 sans-abri chaque nuit, compte 66 lits. Les plus éloignés ont environ un mètre entre eux, mais plusieurs ne sont séparés que par quelques centimètres de distance.

« Si quelqu’un tousse, tout le monde l’attrape », dit Mike Lacombe, qui dort dans un des plus petits dortoirs.

« Moi, je suis chanceux. J’ai eu un lit de coin, alors je peux me tourner vers le mur. Mais sinon, on respire tous le même air. »

— Mike Lacombe, un itinérant rencontré à la Mission Old Brewery

La direction est en train de réorganiser les dortoirs selon l’état de santé de leurs occupants. On a aussi espacé les chaises à la cafétéria et rallongé la période des repas afin de servir moins de gens à la fois. On sert des lunchs à emporter à ceux qui peuvent les prendre. Le Café Mission, généralement ouvert à tous, restreint ses services à ceux qui n’ont pas d’endroit où passer la nuit.

« Ceux qui ont un lit ici, on leur demande de rester [aux] étages. Particulièrement les personnes âgées, on leur demande de diminuer leurs sorties. »

Sylvain Clot, 56 ans, en fait partie. Difficile, pour lui, de s’isoler. Il mange en groupe. Il passe sa journée dehors. « Oui. J’ai peur de le pogner. Je reste loin des autres. Je fais attention. »

L’Accueil Bonneau, qui offre à manger à de 400 à 600 personnes quotidiennement, a fermé son centre de jour. « On a des usagers en vases communicants avec les différents refuges et centres de jour. On a pris la décision de se mettre dans une position plus sûre pour garantir un service alimentaire », explique Jérémie Girard, directeur, approvisionnement et opérations. Des repas froids seront désormais offerts à la porte, plutôt que des repas chauds en salle à manger. « Ça nous permet de garantir à plus long terme notre service alimentaire qui est vraiment essentiel. » Les équipes d’intervenants du centre de jour iront travailler directement dans la rue « pour continuer de faire de l’écoute, du référencement, de l’assistance immédiate ».

À l’organisme au PAS de la rue, qui offre un centre de jour aux 55 ans et plus, « on reste ouvert », affirme le directeur Vincent Morel.

« On croit que pour eux, le risque est moins grand s’ils viennent ici que s’ils vont dans le métro. »

— Vincent Morel, directeur du PAS de la rue

Ici aussi, on a adopté une kyrielle de mesures pour minimiser les risques. « Les risques sont là. On y va au jour le jour. Si on ferme, on ne sait pas où ils vont trouver à manger », dit M. Morel.

« On est le dernier maillon, soupire Normand, 52 ans, rencontré dans la ruelle de la Mission Old Brewery. Tout ça, ça nous rend la vie encore plus difficile. »

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