Recours aux mères porteuses en Ukraine

Chronique d’un drame annoncé

L’Ukraine, un des pays les plus pauvres d’Europe, est depuis plusieurs années dans une situation d’instabilité politique. On estime que ce pays représente une part importante du marché mondial de l’industrie du recours aux mères porteuses.

Les parents potentiels provenant de pays plus riches se tournent vers l’Ukraine pour acheter des ovocytes à de jeunes femmes et commander des enfants à des mères porteuses, lesquels sont remis à leurs parents d’adoption à leur naissance.

L’industrie de l’exploitation reproductive s’y est développée rapidement, profitant de la précarité de l’emploi, du logement et de la pauvreté de nombreuses femmes ukrainiennes, dont la motivation principale à marchandiser leurs fonctions reproductives est d’ordre économique.

Le processus de production de cette industrie est impossible à arrêter une fois amorcé.

Ces parents potentiels étrangers font peser lourdement sur la population locale les conséquences de leur choix pour fonder une famille. À la suite de l’agression de l’armée russe, nombre d’entre eux n’ont pu franchir la frontière pour récupérer leur enfant. Des nourrices ukrainiennes se retrouvent avec de nombreux nouveau-nés à charge au milieu des bombes et ne peuvent elles-mêmes se mettre à l’abri avec leur famille. Ces enfants, conçus pour être séparés de leurs mères à la naissance, sont dépourvus d’une existence légale. Certaines mères porteuses, dont le contrat prévoit le paiement final à la remise de l’enfant, risquent de ne pas être payées avant la fin de la guerre.

La journaliste canadienne Alison Motluck, qui suit la situation de près, explique dans son infolettre⁠1 que certaines mères porteuses, abandonnées par leurs agences, n’ont même plus la possibilité de connaître et de joindre les étrangers pour qui elles portent un enfant. D’autres mères porteuses, réfugiées en Pologne ou en Moldavie, seront possiblement redirigées vers l’Ukraine, pays en guerre, au moment de la naissance, afin que les parents potentiels puissent être reconnus comme parents légaux. ⁠2

Une agence australienne de « courtage » en service de mères porteuses conseille à ses clients d’obtenir le consentement de la mère porteuse à la remise de l’enfant sur WhatsApp. Elle recommande ensuite de faire acheminer l’enfant par une nourrice munie d’une procuration, qui présentera des documents de fortune à la frontière.

La guerre révèle ainsi la tragique utopie d’une industrie qui dissocie intentionnellement la dyade mère-enfant et ouvre des brèches à la traite humaine.

Comment s’explique-t-on que des parents potentiels canadiens, britanniques, américains et australiens, citoyens de pays ayant légalisé le recours aux mères porteuses, soient si nombreux à faire appel à des mères porteuses ukrainiennes plutôt que d’avoir recours à leurs concitoyennes ?

Dès lors que les gouvernements reconnaissent les contrats de recours aux mères porteuses et acceptent d’établir la filiation légale en faveur du parent potentiel, l’encadrement crée la demande, peu importent les modalités des contrats. L’offre locale ne suffit pas, car les candidates à se porter volontaires pour vivre une gestation pour autrui sont en pénurie permanente au Canada.

Les lois du marché s’exercent alors à l’échelle mondiale ; des parents potentiels canadiens, se sentant socialement légitimés d’avoir recours à cette pratique, se tournent vers l’Ukraine pour avoir accès à un bassin de mères porteuses plus grand, plus rapidement et à des prix plus concurrentiels.

Avec le projet de loi 2, le gouvernement québécois propose d’enchâsser dans son Code civil la reconnaissance des filiations pour ses citoyens ayant recours à des mères porteuses domiciliées dans des pays étrangers, incluant des pays pauvres comme l’Ukraine. Le constat tragique de la réalité en Ukraine et l’incertitude géopolitique actuelle démontre qu’il est illusoire de croire que le Québec puisse avoir une quelconque influence hors frontière.

L’état de guerre a levé le voile sur la déshumanisation créée par cette industrie de l’exploitation reproductive : une industrie prête à faire revenir en zone de guerre des femmes enceintes qui avaient réussi à quitter l’Ukraine, pour y accoucher. Ce commerce peut fleurir partout où existe de la précarité économique des femmes et où l’État de droit est fragile ou corrompu.

Ces faits étant connus avant l’invasion russe, quelle est la responsabilité des gouvernements à continuer de permettre à leurs citoyens de souscrire à de tels contrats ?

Il y a à peine deux ans, des nourrissons avaient pourtant (déjà) été bloqués pendant des mois par centaines dans des pouponnières improvisées dans des chambres d’hôtel ukrainiennes, lors de la première vague de la COVID-19.

La guerre ne mettra pas fin à cette industrie. Une militante de la défense des droits de la personne en Ukraine, Maria Dmitryeva, signalait en mars que les femmes réfugiées sont déjà ciblées par les recruteurs d’agence pour devenir mères porteuses. Quant aux clients canadiens des agences, on rapporte leur inquiétude des délais à la reprise des « transferts d’embryons ».

Le gouvernement canadien, avec sa Loi sur la procréation assistée de 2004, s’est orienté vers une logique de réduction des méfaits en tolérant cette pratique si la mère porteuse n’est pas payée. Les gouvernements provinciaux, placés devant le fait accompli, sont dans une impasse éthique face à la situation juridique d’enfants déjà nés de cette pratique, y compris ceux nés à l’étranger.

Mû par son souci d’être à l’écoute de la souffrance que peut causer l’infertilité ou le désir d’enfant non comblé, le gouvernement québécois s’engage malheureusement, comme les autres provinces, sur la voie de l’encadrement, participant ainsi aux implacables lois du marché. L’industrie du recours aux mères porteuses et les parents potentiels fortunés en bénéficieront alors que les mères et les enfants en seront affectés négativement, ici comme ailleurs.

Le Québec peut redevenir la province avant-gardiste qu’elle a déjà été et une inspiration pour le reste du Canada. Il est possible de maintenir l’article 541 du Code civil (qui ne reconnaît pas les contrats de mères porteuses) et cesser de faciliter la pratique de recours aux mères porteuses, tout en œuvrant internationalement à l’abolition de l’exploitation reproductive des femmes et des enfants.

1. Lisez l’infolettre d’Alison Motluck (en anglais)

2. Lisez l’article du New York Post (en anglais)

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