Les dessous de l’impôt mondial de 15 %

Quand j’ai lu la déclaration de Janet Yellen du 5 avril, à Chicago, je suis tombé en bas de ma chaise.

Quoi, les pays pourraient enfin s’entendre pour imposer une taxe mondiale minimale aux entreprises ? Et ainsi mettre fin aux entourloupettes des multinationales pour réduire leurs impôts ?

Les propos de la secrétaire d’État au Trésor américain ont donné du tonus à l’initiative de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui est révolutionnaire1.

Depuis toujours, la concurrence fiscale est l’argument évoqué par bien des économistes pour justifier qu’on n’augmente pas les impôts des entreprises, sans quoi le pays pourrait perdre des sièges sociaux, des emplois et des recettes fiscales.

En principe, cette concurrence peut être bienfaisante dans la mesure où elle force nos gouvernements à rester efficaces pour gérer leurs affaires, plutôt qu’à s’en remettre simplement aux hausses d’impôt.

En pratique, toutefois, la très grande complexité des règles fiscales a donné un pouvoir malsain aux multinationales aux dépens des États. Et cet impôt minimal mondial, pour peu qu’il préserve une forme de concurrence, viendrait assainir les règles du jeu.

Le 1er juillet, donc, l’accord de 131 pays sur un impôt minimal de 15 % – et qui doit encore recevoir l’aval du G20 – a été une excellente nouvelle… en principe.

Pour en juger, il faut bien comprendre le sens de l’accord qui a été signé.

Premier point : les pays n’ont pas accepté d’imposer ce taux minimum, comme beaucoup le pensent. Ils ont plutôt promis que si jamais ils optent pour un impôt minimum, ils utiliseront celui structuré par l’OCDE, m’explique Lyne Latulippe, professeure en fiscalité à l’Université de Sherbrooke. L’impôt ciblerait les entreprises qui font plus de 750 millions d’euros (1,1 milliard CAN) de revenus.

Deuxième point, plus positif : l’impôt de 15 % serait utile même si les taux imposés aux entreprises sont souvent plus élevés actuellement dans bien des pays (26 % au Canada, 21 % aux États-Unis).

Pourquoi ? Parce qu’un pays comme le Canada pourrait alors taxer une filiale étrangère d’une multinationale canadienne si cette filiale ne paie pas un impôt minimal sur ses profits de 15 %. Actuellement, le fisc canadien ne prélève pas d’impôts sur ces filiales, seules le font les États où sont établies ces filiales2.

Un tel système rendrait caduques certaines planifications fiscales. Et il pourrait forcer des pays à bas taux à hausser leurs impôts à ce minimum de 15 %, puisque les filiales sur leur sol se verraient, de toute façon, imposer ce taux dans le pays d’origine.

Mais il y a un hic. Pour convaincre les autorités de chaque pays d’appliquer le taux de 15 %, il faudra que la réforme entre en vigueur presque simultanément partout, ce qui n’est pas gagné.

Pourquoi simultanément ? Parce qu’un pays comme le Canada, par exemple, serait désavantagé de prélever plus d’impôts de ses multinationales canadiennes, car il réduirait alors leur compétitivité si les autres pays ne traitent pas leurs multinationales de la même façon.

On revient à la case départ de la concurrence fiscale…

La Hongrie et l’Irlande, qui ont des taux respectifs de 9 % et 12,5 %, sont récalcitrantes. L’OCDE espère une entrée en vigueur en 2023.

Imposer les GAFAM

L’autre volet de l’entente entre les 131 pays risque d’avoir une adhésion plus universelle des pays.

Il porte sur le lieu d’imposition des profits des grandes multinationales. Les 131 États se sont entendus pour qu’une partie soit imposée dans les pays où sont consommés les produits de l’entreprise, plutôt que seulement dans les pays où l’entreprise est présente physiquement. Le cas type est Facebook, par exemple.

L’entente prévoit que les profits mondiaux de ces entreprises au-delà d’une marge bénéficiaire de 10 % seraient fiscalement partagés avec les « juridictions de marché », au prorata des ventes. La part des profits qui pourraient alors être imposés par ces « juridictions » de consommateurs serait de 20 à 30 % (au-delà de la marge de 10 %). Et imposables selon leurs taux respectifs3.

Ce deuxième volet pourrait aussi être en vigueur en 2023, espère l’OCDE.

Deux bémols à ce sujet. Premièrement, seules les multinationales faisant plus de 20 milliards d’euros (29,7 milliards CAN) de ventes seraient visées, au nombre de 78. La barre pourrait être abaissée à 10 milliards d’euros (14,8 milliards CAN) après sept ans.

Deuxièmement, les pays participants devraient alors abolir leur propre taxe sur les services numériques. Au Canada, la taxe adoptée dans le dernier budget Freeland, en vigueur en janvier 2022, doit rapporter 750 millions de dollars par an.

Combien de recettes fiscales toucheraient les gouvernements avec ces changements ?

L’impôt minimal de 15 % appliqué par les 131 pays leur permettrait de récolter 150 milliards US de recettes additionnelles, estime l’OCDE. Quant aux profits imposés selon les « juridictions de marché », ils pourraient s’élever à 100 milliards US, mais il n’est pas possible de savoir s’il y aura des recettes fiscales additionnelles, ces profits étant déjà imposés autrement.

Selon l’OCDE, une telle mise en vigueur, en plus des actions précédentes, permettrait de régler une bonne partie de l’érosion de la base d’imposition des profits tant décriée depuis des années.

Cela dit, deux remarques. Premièrement, la réforme ne serait pas le pactole pour les gouvernements. L’impôt de 15 % ferait augmenter leurs recettes fiscales venant des entreprises de 4 %. Pour les gouvernements fédéral et provinciaux du Canada, par exemple, cela pourrait se traduire par des entrées de fonds additionnelles de quelque trois milliards de dollars par année, une somme minuscule au regard du déficit de 314 milliards.

Deuxième remarque : les entreprises refileront probablement la facture aux consommateurs, estime Lyne Latulippe, comme l’ont constaté certaines études.

Malgré tout, la réforme est essentielle, car elle corrigerait une injustice commise envers les États et assainirait la concurrence entre les entreprises à long terme.

1. « Ensemble, nous pouvons utiliser un impôt minimum mondial pour nous assurer que l’économie prospère sur la base de règles du jeu plus équitables en matière d’imposition des sociétés multinationales », a déclaré Janet Yellen au Chicago Council on Global Affairs.

2. L’impôt additionnel prélevé par le Canada sur cette filiale serait alors la différence entre le taux minimal de 15 %, d’une part, et le taux payé à l’étranger (disons 5 %), d’autre part, qui est souvent faible grâce à l’optimisation fiscale et les paradis fiscaux.

3. Il va sans dire que ces sommes accordées aux « juridictions de marché » sont autant de profits qui ne seraient pas imposés par les pays où ces entreprises ont leurs sièges sociaux, par exemple les États-Unis. En revanche, la perte de recettes fiscales serait amoindrie pour un pays comme les États-Unis, qui aurait lui-même droit au partage des 20-30 % offerts aux « juridictions de marché ».

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