Quand l'intelligence artificielle vous épie à la pharmacie
Le logiciel, appelé Veesion, a été « entraîné » à reconnaître les comportements des voleurs en analysant des centaines d’heures de vidéo de larcins commis dans des commerces de détail.
Une fois configuré sur le système de caméras d’un commerce, il analyse en continu les flux vidéo, à la recherche de gestes suspects de la clientèle. Lorsqu’il en détecte un, il envoie dans un délai de 10 à 20 secondes une alerte sur le téléphone intelligent du gérant ou d’un agent de sécurité, avec la mention « geste suspect » ou « geste très suspect ». L’extrait vidéo compromettant s’affiche alors à l’écran du responsable, pour lui permettre de le vérifier et d’intervenir, si nécessaire.
Le logiciel est distribué par l’entreprise de sécurité Sécur-Icare, qui dit tester le logiciel « dans une grande chaîne de pharmacies au Québec », mais refuse de préciser laquelle, pour des raisons de confidentialité et de sécurité. L’entreprise compte notamment le Groupe Jean Coutu, Familiprix et Uniprix comme clients, selon son site web. Uniprix affirme ne pas avoir de contrat avec l’entreprise, mais indique qu’il est possible que des franchisés indépendants affiliés aient « des liens d’affaires » avec elle, car ils ont une indépendance de gestion. Jean Coutu et Familiprix ont pour leur part indiqué ne pas être impliquées dans les tests.
Quatre juristes consultés par La Presse ont soulevé des inquiétudes face à l’éventuel déploiement de la technologie. « Ça soulève énormément d’enjeux », indique l’avocate Danielle Olofsson, spécialiste de la protection des renseignements personnels au cabinet Stikeman Elliott.
« Est-ce que la technologie pourrait identifier un individu par sa façon unique de bouger et de se déplacer ? Comment le public est-il avisé qu’elle est utilisée dans un commerce ? Quelles données sont conservées, et pendant combien de temps ? Ce sont des questions qui doivent impérativement être posées avant d’utiliser le logiciel. »
— Danielle Olofsson, avocate au cabinet Stikeman Elliott
« Un client qui va s’acheter du Viagra à la pharmacie, par exemple, peut s’attendre à un niveau de confidentialité élevé, qui pourrait être compromis quand la caméra analyse ses gestes pendant qu’il magasine plein d’autres choses », souligne pour sa part l’avocate Vanessa Henri, du cabinet spécialisé en cybersécurité Henri & Wolf.
« J’ai l’intime conviction que c’est le genre de technologie qui nécessite de remettre un dossier d’analyse de risque à la Commission d’accès à l’information avant de l’utiliser. Si j’étais une chaîne de pharmacies, c’est ce que je ferais », dit le professeur de droit Vincent Gautrais, titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information de l’Université de Montréal.
Veesion est notamment utilisé dans des magasins Monop', en France, ainsi que dans des quincailleries Ace Hardware et des dépanneurs 7-Eleven aux États-Unis.
Le fabricant assure sur son site web que son système est un « outil d’aide à la décision » qui « analyse uniquement les gestes, jamais les individus ». « Veesion s’interdit toute utilisation des données recueillies dans le cadre de ses activités », ajoute l’entreprise.
« C’est la beauté de la chose. Contrairement aux technologies de reconnaissance faciale qui font controverse, ce système ne récolte pas de données biométriques, affirme Karl St-Laurent, de Sécur-Icare. Ça ne juge pas si la personne est une femme ou un homme, ça analyse le mouvement de sa main. »
« Le système n’est pas là pour accuser. Il est juste là pour avertir. C’est le rôle de l’agent d’aller rencontrer par la suite le client pour le dissuader. »
— Karl St-Laurent, président de Sécur-Icare
Cette mécanique soulève cependant d’autres questions d’ordre légal. Bien que le système ne soit pas conçu pour que l’analyse de l’intelligence artificielle serve de preuve qu’un crime a été commis, un gérant serait-il en droit de détenir provisoirement un suspect récalcitrant après avoir reçu une alerte du système ? « Si on se met à détenir des gens aussitôt qu’il y a une alerte, c’est sûr qu’il va y avoir des contestations », estime l’avocate criminaliste Annie Émond, du cabinet Boro Frigon Gordon Jones.
« Juste mettre un objet dans sa poche de manteau n’est pas un crime en soi, insiste-t-elle. C’est probablement déjà arrivé à beaucoup de gens juste parce qu’ils avaient les mains pleines, et qui ont fini par payer en arrivant à la caisse. Devant la cour, il faut démontrer qu’il y avait une intention criminelle », souligne Me Émond.
La Commission d’accès à l’information du Québec (CAI), responsable de l’application des lois encadrant l’utilisation de banques de données personnelles, est au courant de l’existence de cette technologie, mais n’a pas encore été appelée à se pencher sur son utilisation au Québec.
La loi exige que toute organisation qui collecte des données biométriques permettant d’identifier une personne le déclare à l’organisme, et qu’une analyse de risque soit réalisée en amont.
« Est-ce bien vrai que ce genre de système ne fait que de la vérification, et pas de l’identification ? On ne se prononcera pas, mais il est permis de douter. Sans avoir fait une enquête détaillée du système, c’est difficile à dire. »
— Xavier St-Gelais, conseiller à la veille et à la recherche à la CAI
L’analyse des mouvements par intelligence artificielle est déjà implantée dans les aéroports et pour les systèmes de contrôle des feux de circulation, par exemple.
Genetec, important fournisseur de systèmes de sécurité montréalais, émet d’importantes réserves pour son utilisation dans l’industrie du commerce de détail. « Le nombre de fausses alertes qui seraient générées par ces technologies serait accablant pour le personnel », affirme son directeur national des ventes, Scott Thomas.
« Pensez à toutes les différentes façons possibles dont les allées et les tablettes des magasins sont configurées, et comment les caméras sont disposées. Je ne pense pas que la technologie soit à point pour en tenir compte », ajoute-t-il.
Karl St-Laurent, lui, assure que le système Veesion fonctionne.
Pour l’instant, seuls son équipe et lui ont reçu les alertes générées par l’IA dans le cadre des tests, mais dans les prochains jours, il entend l’installer dans un deuxième commerce, où il donnera accès au personnel pour pousser les essais un cran plus loin.
« Des fournisseurs qui me disent que leur solution marche, j’en ai vu souvent dans ma carrière. Mais là, je suis impressionné… et je suis dur à impressionner », lance-t-il.