Psychologie

Les vertus d'une pensée souple

C’est au psychologue américain Adam Grant que l’on doit l’article du New York Times le plus lu en 2021, sur la langueur ressentie pendant la pandémie. Pour la sortie de la version française de son livre, le bestseller Think Again : The Power of Knowing What You Don’t Know, il nous a accordé une entrevue exclusive. Place aux vertus de « la pensée flexible ».

Pourquoi renouvelle-t-on notre garde-robe et le décor de notre maison, mais pas nos idées et nos opinions ?

La question est fort simple, mais ô combien pertinente à une époque où les débats sont clivés. Le plus récent livre du psychologue américain Adam Grant, Le pouvoir de la pensée flexible, souligne l’importance de « penser autrement » dans toutes les sphères de notre vie : comme citoyen, comme travailleur, comme parent ou comme amoureux.

Source d’inspiration pour Oprah Winfrey et Bill Gates, Adam Grant est une star de la psychologie organisationnelle aux États-Unis. On lui doit le texte du New York Times intitulé There’s a Name for the Blah You’re Feeling : It’s Called Languishing. Son TED Talk qui a suivi sur les vertus du flow (l’engagement cognitif) a été au deuxième rang des plus écoutés en 2021.

Dans son plus récent livre, il nous invite à constamment nous remettre en question. À considérer le doute comme un atout. À cultiver une « souplesse d’esprit » et une « humilité confiante ». À penser comme un scientifique.

« Nous privilégions souvent le sentiment d’avoir raison par rapport au fait d’avoir raison, écrit-il. Les motivations qui nous conduisent à argumenter sont-elles justes ? Veut-on sentir qu’on a raison ou réellement avoir raison ? »

Au début de notre entretien téléphonique, Adam Grant nous raconte une anecdote de jeunesse. Quand il s’est obstiné avec son meilleur ami sur la teneur exacte d’une réplique de Seinfeld. « J’ai regardé une cassette VHS de l’épisode. J’avais tort, mais je ne pouvais pas l’admettre, relate-t-il. Ça nous rend tous fous à un moment donné dans nos vies quand quelqu’un n’est pas d’accord avec nous. »

Comme psychologue – et professeur à la Wharton School de l’Université de la Pennsylvanie –, Adam Grant rencontre les dirigeants de grandes entreprises. À l’hiver 2018, il a suggéré à plusieurs patrons de tester un programme où les employés pouvaient faire du télétravail le vendredi. « Aucun ne voulait l’essayer de peur que les employés procrastinent ou de peur de nuire à la culture d’entreprise. Pour eux, c’était ouvrir une boîte de Pandore », raconte-t-il.

Or, il avait des études en main qui prouvaient le contraire. Ce refus l’a frustré et a grandement inspiré son livre Le pouvoir de la pensée flexible (dont le titre en anglais est Think Again : The Power of Knowing What You Don’t Know).

Humilité et curiosité

Si la pandémie lui a donné raison en ce qui concerne le télétravail, Adam Grant nous invite surtout à réfléchir sur la ténacité avec laquelle on maintient certaines opinions. « Nous cherchons constamment à justifier nos croyances antérieures afin de soigner notre ego, protéger notre image et valider nos décisions passées », écrit-il.

« Nous préférons le confort des convictions à l’inconfort du doute. »

— Adam Grant dans Le pouvoir de la pensée flexible

S’exercer à repenser exige de la flexibilité, mais aussi de l’humilité et de la curiosité, fait-il valoir.

Le psychologue déteste quand quelqu’un ne sait pas de quoi il parle et agit en gérant d’estrade. À l’inverse, il vante certains bénéfices du syndrome de l’imposteur. Selon lui, il faut trouver « le point idéal de confiance » entre le sentiment constant d’infériorité, le doute débilitant et l’arrogance pour atteindre ce qu’il appelle « l’humilité confiante ».

« Nous comprenons mal l’humilité… C’est parfois vu comme un signe de faiblesse alors que c’est la preuve que nous sommes groundés », souligne-t-il.

Ce dernier oppose aussi « compétence » et « confiance ». Pourquoi sommes-nous dans une culture où avoir l’air confiant en soi est tellement valorisé ?

« J’aimerais pouvoir répondre parfaitement à cette question », lance-t-il au bout du fil – justement avec humilité. « Je dirais premièrement que la confiance est difficile à mesurer. Je sais si un premier ministre est bon en débat, mais je ne sais pas s’il est bon en résolutions de conflits. […] On vote souvent pour des gens qui ont l’air confiants en eux. Pareil pour un docteur. Vais-je faire confiance à un docteur qui me dit que l’opération n’ira peut-être pas comme prévu ou à l’autre qui me dit : “Ne t’en fais pas, tout ira bien” ? »

La joute politique n’aide pas, ajoute-t-il. « On présume que l’intégrité s’illustre par la continuité de nos positions et les convictions. Pour moi, l’intégrité est d’admettre que nous avions tort pour finalement prendre la bonne direction. »

Apprivoiser le désaccord

Pour rebrasser et nuancer nos idées, Adam Grant nous invite à nous développer un réseau de gens qui ne pensent pas comme nous. Et aux gens qui n’aiment pas la chicane et qui évitent les débats, il vante les vertus du « conflit constructif ». « Il est possible d’être en désaccord sans être désagréable, souligne-t-il dans son livre. Rester silencieux revient à ne pas évaluer la valeur de votre point de vue. »

« C’est très pratique d’avoir écrit un livre dont le titre est Think Again. Dès que j’ai un désaccord, je dis : “Je pense que je dois y repenser” », lance-t-il à la blague.

Dans son livre, il souligne que certains observateurs ont trop longtemps ignoré le vécu des gens qui ont voté pour Donald Trump à la présidence américaine. On pourrait dresser un parallèle avec les camionneurs qui ont manifesté à Ottawa.

« Quand nous ne sommes pas d’accord avec quelqu’un, notre réflexe est de nous braquer. Les gens deviennent alors sur la défensive et plus divisés. »

— Adam Grant

« L’entretien motivationnel »

Plutôt que de se barricader derrière nos opinions, il y a une méthode de communication appelée « l’entretien motivationnel ».

Il en est question dans le chapitre intitulé « Celui qui murmurait à l’oreille des antivax », consacré à Arnaud Gagneur, néonatologiste au Centre hospitalier de l’Université de Sherbrooke. Adam Grant décrit comment le DGagneur a convaincu une mère de faire vacciner ses enfants pour la rougeole tout en douceur et en écoute.

Comment a-t-il entendu parler du DGagneur ? « J’avais eu une discussion farouche avec un ami opposé au vaccin et j’ai regretté de ne pas avoir fait de l’entretien motivationnel. J’ai ensuite voulu savoir s’il existait une étude où c’était appliqué à la vaccination et je suis tombé sur une étude d’Arnaud dans Google Scholar. »

« Son travail est admirable. Et plus pertinent que jamais avec la COVID. »

Écouter quelqu’un en désaccord avec nous, c’est lui offrir de l’attention. Il sera alors plus enclin à nous écouter. « Tu sais le sentiment que tu as avec quelqu’un qui a une bonne écoute. Ses questions te font penser à des choses auxquelles tu n’avais jamais pensé », illustre Adam Grant.

Ne rien conclure

Avec le recul, Adam Grant nous confesse qu’il aurait aimé consacrer un chapitre aux théories complotistes. Disons que le concept de « repenser » pourrait en effet s’y appliquer…

« Je voudrais aussi insister sur le fait que ce sont les aspects de notre vie les plus difficiles à repenser qui sont les plus importants. C’est facile de repenser dans quel restaurant nous allons souper. Ce l’est moins de repenser notre travail ou notre couple. »

Adam Grant termine son livre en indiquant qu’il ne veut rien conclure, même s’il a bien fallu envoyer un jour son manuscrit sous presse... Pour illustrer le « renouvellement de la pensée », il a même intégré des passages de son livre que des relecteurs lui ont suggéré de retirer.

La version originale de son livre est parue il y a un an. « J’ai repensé plein de choses, dit-il. Surtout que des gens m’ont confié qu’ils avaient le problème inverse : ils pensent trop et ils ont de la difficulté à prendre des décisions. »

Sa réponse ? « C’est mieux de trop penser que pas assez ! »

Cultiver la flexibilité au quotidien

Dans son livre, Adam Grant expose des techniques concrètes pour appliquer la pensée flexible au quotidien. En voici un aperçu.

Comme personne

Selon Adam Grant, il faut définir notre identité en termes de valeurs, et non d’opinions. Voir nos erreurs ou nos torts comme la possibilité d’apprendre quelque chose de nouveau. Et nous entourer de gens qui ne pensent pas comme nous.

Comme parent

Même notre plan de carrière doit être flexible. Pourquoi demander à un enfant ce qu’il veut faire plus tard ? C’est comme si sa destinée et son épanouissement se limitaient à son travail, souligne l’auteur.

Au travail

Il suggère aux patrons d’entreprise d’établir « une sécurité psychologique » afin que le statu quo puisse être remis en question. Quand les employés ne craignent pas les représailles, ils peuvent réfléchir à voix haute et exprimer leurs idées librement.

En amour

« Une relation réussie exige des remises en question régulières, écrit Adam Grant. En étant prêts à réévaluer nos idées préconçues sur la personnalité de notre partenaire, nous lui donnons la liberté d’évoluer. »

En politique

En temps de crise comme en temps de prospérité, nous avons besoin de dirigeants « qui acceptent l’incertitude, reconnaissent leurs erreurs, apprennent des autres et réévaluent leurs stratégies ».

Le bonheur

Pour Adam Grant, trop chercher le bonheur peut causer l’impression que notre vie n’est jamais assez joyeuse. « C’est pourquoi j’envisage désormais le bonheur moins comme un objectif que comme un corollaire de la maîtrise de sens. »

L’avenir

Enfin, il nous invite à ne pas fixer maintenant où on sera demain. « Nos identités, nos vies sont des systèmes ouverts. Ne restons pas attachés à de vieilles images – où nous voulons aller, qui nous voulons être – et commençons à revoir nos options en nous interrogeant simplement sur ce que nous faisons chaque jour. »

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