Jean-Philippe Baril Guérard

Rire et souffrir

Dire que le quatrième roman de Jean-Philippe Baril Guérard est attendu est une litote (ou alors une bonne joke). Depuis Sports et divertissements en 2014, cet artiste polyvalent et très prolifique (il est écrivain, dramaturge, comédien et metteur en scène) s’est aiguisé les dents et a monté son fan-club littéraire en dépeignant sans concession, et avec parfois un peu de cruauté, des milieux toxiques. Les gosses de riches dans son premier livre, les étudiants en droit dans Royal, les ambitions entrepreneuriales et la technologie dans Manuel de la vie sauvage. Tout cela en assumant sa filiation avec l’auteur d’American Psycho, Bret Easton Ellis, une grande influence pour lui.

Pour Haute démolition, cette fois, c’est le milieu de l’humour qu’il passe aux rayons X, et je pense que l’auteur est aussi attendu dans le détour. Jean-Philippe Baril Guérard a toujours dit qu’il était fasciné par les rapports de compétition et la corruption du pouvoir. Rien n’incarne mieux cela que cette industrie locomotive au Québec, qui a fait des humoristes de plus grandes stars que le théâtre, la musique et le cinéma réunis. Un milieu encore très boys club, frappé de plein fouet par la vague de dénonciations d’inconduites sexuelles et les accusations contre le fondateur de Juste pour rire, Gilbert Rozon.

Au risque de paraître opportuniste, il n’allait certainement pas contourner le sujet dans son roman.

« Quand l’affaire Julien Lacroix et les dénonciations sont arrivées, j’ai plus vu ça comme un problème que comme une inspiration. Ça fait partie du risque de ce livre-là, mais c’est aussi tellement dans les habitudes de ce milieu, et du milieu artistique en général, que je me serais trouvé malhonnête de ne pas l’aborder. »

— Jean-Philippe Baril Guérard

Il faut dire que l’industrie de l’humour était dans la ligne de mire de l’écrivain depuis trois ans, et l’actualité n’a fait que renforcer la pertinence de son sujet. Jean-Philippe Baril Guérard a été metteur en scène de quelques galas Juste pour rire, et pour les besoins d’un reportage pour le magazine Nouveau Projet, il s’est improvisé humoriste en 2019 en tâtant de l’adrénaline des comedy clubs.

« Je ne pense pas que j’ai déjà vécu un thrill aussi intense, dit celui qui connaît pourtant le trac au théâtre et qui aime les sports extrêmes. Il n’y a rien qui accote ça. Tu es en mode survie. Le stress d’une blague qui ne réussit pas, ton cœur qui bat, le souffle coupé, et deux lignes après, on t’aime parce qu’on rit. Contrairement à ce qu’on pourrait croire en lisant le roman, j’ai beaucoup d’admiration pour les humoristes. Je pense qu’il y a plein de complications qui viennent avec ce métier contrebalancer les effets positifs. Malgré le regard acide que j’ai dans le livre, j’ai beaucoup de tendresse pour ces aspects difficiles qui peuvent parfois mener les gens à devenir des tas de marde sans le vouloir. »

Les dangers du couple créateur

Haute démolition est un portrait impitoyable de la psychologie d’un jeune humoriste en pleine ascension, Raph Massi, vu du début à la fin par les yeux de son ex, Laurie, à qui il ne pardonne pas la rupture. Elle a coécrit avec lui son premier one-man-show, ce qui n’aide pas à la piètre estime de lui qu’il traîne depuis son adolescence.

Disons-le tout de suite, c’est un être insupportable, qui n’a pas réglé ses frustrations de petit gars – Guérard souligne que c’est son premier personnage qui ne provient pas d’un milieu privilégié, ce qui a semblé beaucoup l’inspirer. Massi a beau monter l’échelle du succès, recevoir les honneurs et signer des autographes, il est incapable d’apprécier quoi que ce soit depuis que Laurie l’a quitté.

On a carrément envie de lui foutre des taloches pour le sortir de son nombril, et pourtant, j’ai dévoré les 357 pages de Haute démolition en deux jours, fascinée par la façon dont Jean-Philippe Baril Guérard est capable de créer un environnement réaliste, un envers du décor qui déshabille les dynamiques d’un monde hautement compétitif. Les multiples contorsions contractuelles du nouvel humoriste qui perce, l’obligation d’augmenter le nombre de clics sur les réseaux sociaux, le sexe, les drogues et l’alcool – qui fait dire au personnage que personne n’est capable de monter un show d’humour à jeun –, l’entourage rapace qui vient avec la réussite, la détresse du performeur en pleine dépression qui doit malgré tout faire rire une salle. On devrait peut-être mettre ce livre-là entre les mains de tout élève de l’École nationale de l’humour comme une sorte de manuel de survie dans un monde sauvage…

Jean-Philippe Baril Guérard croit que personne n’est préparé aussi jeune à décoller de la sorte dans l’espace public, à gérer la gloire et l’argent, ainsi que les responsabilités qui en découlent. « Quand tu es humoriste, tu nourris d’autres bouches, note-t-il. Tu payes ton gérant, la compagnie de production, les théâtres bénéficient de ta popularité – parce qu’en région, on réussit à programmer de la danse parce qu’on programme Martin Matte. Il y a tout un écosystème qui bénéficie de la popularité des humoristes, et ça permet de financer d’autres domaines artistiques. Sauf qu’après, et c’est ce qui m’intéressait, est-ce que ça se peut que le monde n’ait pas intérêt à te remettre en question ? Qu’on ne te dise pas que tu te comportes mal et qu’on ne veuille pas te contrarier parce que tu deviens big, parce que des gens ont peur de perdre leur part du gâteau ou leur place sous le spotlight ? »

Comme c’est Laurie, l’ex de Raph, qui est la narratrice, Haute démolition est aussi l’histoire d’un rapport de pouvoir dans le couple, un aspect très important du roman pour l’écrivain, qui a été sous le choc du film Marriage Story de Noah Baumbach.

« Oui, il y a la question de la place des femmes en humour et les cas d’inconduite, mais je pense que dans le milieu artistique, qui est censé être woke, on voit encore beaucoup de disparité de genre dans les couples. Il devrait y avoir une discussion de ce côté-là. »

— Jean-Philippe Baril Guérard

Raph Massi ne peut accepter que Laurie ne l’aime plus au moment même où il atteint son rêve, mais est-ce aussi parce qu’il ne supporte pas l’idée qu’il lui en doit une ? Jean-Philippe Baril Guérard dit avoir vu trop souvent un déséquilibre dans les couples de créateurs, et bien sûr plus souvent au détriment des femmes. « Comment Laurie le voit rejoint quand même comment il se voit lui-même, parce qu’il oscille constamment entre s’aimer et s’haïr, note l’auteur. Maintenant que les gens l’aiment, c’est comme si toute forme de critique ou de refus était pour lui inacceptable. Ce que j’ai trouvé le plus difficile à écrire dans ce roman, c’est que ce personnage n’a jamais de soupape, même quand il pète une coche. Il n’est jamais content. »

Plus intéressant encore, Haute démolition nous laisse sur plusieurs ambiguïtés à la fin. Qui gagne dans un couple quand il n’y en a qu’un seul qui veut se venger et que même la vengeance n’arrive pas à le satisfaire ? Pourquoi certains tombent-ils dans un scandale alors que d’autres s’en sortent ? « Tout le monde a été forcé de faire un examen de conscience après les dénonciations, dit Jean-Philippe Baril Guérard. Et ce n’est pas vrai que ce sont juste les méchants qui ont été punis et que les bons ne l’ont pas été. Il y en a qui ont été assez habiles pour s’en sortir. C’est la preuve qu’il n’y a pas encore de justice parfaite dans ce mouvement-là. »

Haute démolition

Jean-Philippe Baril Guérard

Les éditions de ta mère

357 pages

En librairie le 18 mai

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