Victime parfaite, justice imparfaite

Officiellement, Juliette Brault a obtenu justice à la suite de l’agression sexuelle qu’elle a subie. Son agresseur a été reconnu coupable et condamné à 90 jours de prison, à purger de façon discontinue. Malgré tout, la jeune femme est sortie traumatisée par son expérience avec le système de justice. Les choses auraient-elles été différentes avec un tribunal spécialisé ?

Un dossier de Rima Elkouri

« Ça m’a ramenée au fond du baril »

Officiellement, Juliette Brault a obtenu justice à la suite de l’agression sexuelle qu’elle a subie à l’âge de 19 ans.

Mardi, au palais de justice de Montréal, son agresseur, Chad Ofter, 25 ans, a été condamné par le juge Yvan Poulin, de la Cour du Québec, à une peine d’emprisonnement de 90 jours à purger le week-end. Il sera inscrit pendant 20 ans au Registre des délinquants sexuels.

On pourrait donc croire que tout est bien qui finit bien pour la victime, bien que la défense ait fait appel du verdict.

L’agresseur a été condamné. La victime a été crue. Justice a été rendue.

Et pourtant, bien qu’elle ait « gagné » son procès, la jeune femme, ex-athlète de haut niveau et étudiante à la maîtrise, ressort de ce procès meurtrie et fragilisée.

« Tout le processus judiciaire a vraiment été trop difficile. Ça m’a ramenée au fond du baril. »

Juste avant la déclaration de la sentence, Juliette Brault, aujourd’hui âgée de 23 ans, a demandé par visioconférence au juge Poulin de lever l’ordonnance de non-publication qui protège l’identité des victimes de crimes sexuels.

Pourquoi ?

Parce qu’elle sent le besoin de dire haut et fort à quel point, même si elle a apprécié le travail du juge et lui en est reconnaissante, elle sort traumatisée par son expérience dans le système de justice.

Parce qu’elle souhaite que son témoignage puisse contribuer à améliorer les choses pour d’autres après elle.

« J’ai quand même passé deux jours au procès où l’avocat de la défense m’a traitée comme si j’étais une fille facile, une menteuse, une idiote. Il a attaqué mon intelligence parce que je ne suis pas allée à la police assez vite. »

« [L’avocat de la défense] a utilisé ce genre de mythes et stéréotypes même si on nous dit qu’on est rendus plus loin que ça. Je n’étais pas préparée à ça. »

— Juliette Brault

Un exemple ? Lors de son témoignage, la jeune femme a raconté que la première fois qu’elle a voulu porter plainte à la police, elle a été mal accueillie. Dans son poste de quartier, on lui a proposé de faire sa déposition à la vue de tous. Mal à l’aise, elle a laissé tomber et a choisi de donner une deuxième chance au système plusieurs mois plus tard dans un autre poste de police.

Cela lui a été reproché par l’avocat de la défense, MVincent Rose. Durant le procès, il a dit : « Il m’apparaît qu’une femme qui est convaincue qu’il y a eu une agression sexuelle et a le courage de ses convictions au sujet de l’agression fait sa déclaration peu importe où dans la station de police, même dans la toilette si elle doit le faire. »

Dans sa décision, le juge pourfend ces stéréotypes en rappelant clairement qu’il n’y a pas une seule façon de réagir pour une victime et que cela ne mine en rien sa crédibilité. Mardi, en prononçant la sentence, il a aussi rappelé qu’il n’était pas d’accord avec la défense à propos des photos Instagram de la victime. La défense a laissé entendre que celles-ci donnent à croire que la victime menait une vie normale et heureuse après l’agression. Et qu’elles minent sa crédibilité quant aux conséquences que le crime a eues sur sa vie. Cela ne veut rien dire, a tranché le juge. N’y a-t-il pas dans les réseaux sociaux quantité de gens « heureux » qui ne le sont pas ?

Si la jeune femme a apprécié le professionnalisme du juge, cela n’a pas effacé l’effet qu’ont eu pour elle les insinuations de l’avocat de la défense.

« J’étais contente d’entendre que le juge me croit. Cela veut dire que je n’ai pas tout fait ça pour rien. Mais cela ne veut pas dire que je me suis mise automatiquement à aller bien. »

— Juliette Brault

« J’ai quand même vécu beaucoup d’anxiété. J’en vis encore, avec des symptômes de choc post-traumatique. Mon corps ne réalise pas que mon agresseur est coupable. Mon corps s’en fout un peu. »

Il s’en fout et le lui dit entre autres par des crises de panique, des cauchemars, de l’insomnie…

***

Juliette Brault avait 19 ans lorsqu’elle a été agressée par Chad Ofter, qui était à l’époque un collègue de travail. C’était le 7 janvier 2017. Il l’a invitée chez lui un soir pour voir un match de hockey. Il voulait avoir une relation sexuelle. Elle ne voulait pas. Durant le procès, elle a raconté lui avoir dit non plusieurs fois. Il l’a alors forcée à faire d’autres gestes de nature sexuelle, a-t-elle dit.

Dans sa décision, le juge Poulin écrit qu’il n’a aucune hésitation à conclure qu’il croit la version des faits de la plaignante. « Il a été aussi démontré hors de tout doute raisonnable que l’accusé savait que la plaignante n’était pas consentante. Et donc qu’il avait la mens rea [l’intention coupable] requise. »

Avant de devoir affronter le système de justice, Juliette Brault ne comprenait pas pourquoi une victime ne voudrait pas porter plainte.

À l’issue d’un processus judiciaire qui comportait pour elle un certain nombre de lacunes (voir onglet suivant), si une amie lui demandait conseil après avoir subi une agression sexuelle, elle hésiterait à lui recommander de porter plainte à la police. D’un côté, elle demeure convaincue que c’est la chose à faire pour que ces crimes soient punis et que les agresseurs ne fassent pas d’autres victimes. De l’autre, elle ne souhaite à personne de passer à travers une expérience comme la sienne. Car même si elle est forte de caractère et bien soutenue par sa famille, elle a trouvé le processus extrêmement éprouvant.

« Je lui dirais vraiment de trouver une bonne psy et d’aller la voir. Moi, c’est ce qui m’a le plus aidée. »

Elle fonde beaucoup d’espoir dans un éventuel tribunal spécialisé pour les victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale. Pour l’heure, elle a eu beau avoir été décrite comme une « victime parfaite », elle a eu le sentiment de s’être butée à un système de justice bien imparfait.

Cela peut sembler paradoxal dans un contexte où l’agresseur a été condamné. Mais ce ne l’est pas. Car le sentiment de justice des victimes ne dépend pas uniquement de la conclusion d’un procès, explique la professeure de droit à l’Université Laval Julie Desrosiers, coprésidente du comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale.

« En droit, ce qu’on nomme justice, c’est l’équité des procédures, en respect du droit. C’est une dimension de la justice qui est importante. Car dans les pays où on n’a pas cette équité, on n’a pas de justice. »

Mais il y a deux autres dimensions : le fait d’être informé et consulté tout au long des procédures ainsi que le traitement respectueux des acteurs du système de justice.

« Notre rapport [Rebâtir la confiance] met beaucoup de l’avant ces autres dimensions du sentiment de justice qui, en ce moment, ne sont pas institutionnalisées. Elles sont prises en considération par certains acteurs de manière individuelle. Ce n’est pas porté de manière systémique. Or, il faut que le système porte les trois dimensions. »

D’où l’intérêt d’un tribunal spécialisé et d’autres mesures d’accompagnement, actuellement à l’étude par le gouvernement. Pour que la justice s’accompagne d’un sentiment de justice.

Besoin d’aide ?

Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS)

Pour toute urgence : 1 888 933-9007

Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP)

Des lacunes à corriger

Un tribunal spécialisé et d’autres mesures proposées dans le rapport Rebâtir la confiance auraient-ils permis d’éviter certains écueils dans le processus judiciaire dénoncés par Juliette Brault ? Oui, croient l’ancienne juge en chef de la Cour du Québec Élizabeth Corte et la professeure de droit Julie Desrosiers, coprésidentes du comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale. Voici quatre exemples de lacunes que les mesures proposées auraient pu corriger.

1. Plainte sur le coin du comptoir

Juliette Brault : « On m’a demandé de faire ma plainte sur le coin d’un comptoir dans mon poste de quartier où je ne voulais pas voir personne que je connaissais. »

Mal à l’aise, elle a laissé tomber et est retournée plusieurs mois plus tard dans un autre poste de police.

Depuis, le Service de police de la Ville de Montréal dit avoir mis en place des mesures pour offrir « le meilleur soutien possible aux victimes dans leur cheminement ».

Recommandation

Julie Desrosiers : « Dès qu’une victime se présente à son poste de quartier, elle doit avoir accès à un intervenant qui la rencontre avant sa plainte pour lui expliquer ce qui va se passer. »

Il s’agit de la toute première recommandation de Rebâtir la confiance : fournir à la victime un soutien psychosocial et judiciaire dès le moment où elle dévoile les agressions subies.

Cette première rencontre doit être adaptée aux besoins de la victime, rappelle la professeure de droit de l’Université Laval. « Qui a dit que ce devait être un moment hyper pénible pour une victime ? Si la dénonciation se fait au poste de police, rien n’empêche de prendre rendez-vous. Rien n’empêche non plus que ce soit dans une salle qui n’est pas austère. Ou que la police se déplace chez la victime ou encore dans une maison d’hébergement ou un CALACS [Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel]. »

2. Témoigner devant son agresseur

Juliette Brault : « Être dans la même pièce que son agresseur pendant deux jours, je ne savais pas comment j’allais me sentir. Mais ç’a vraiment été trop difficile. En plus, avec le plexiglas placé devant moi [en raison des mesures sanitaires], je voyais son reflet devant moi. »

Depuis que la chose a été portée à l’attention du Directeur des poursuites criminelles et pénales, l’orientation du plexiglas a été changée. Dans ce cas précis, on a demandé à l’accusé de se déplacer pour éviter à la victime de le voir.

Recommandation

Julie Desrosiers : « On insiste beaucoup sur les mesures d’aide au témoignage qui sont, nous dit-on, trop difficiles à obtenir. La victime est dans le flou sur les conditions de son témoignage. Il n’y a rien de pire pour être désarçonné par des questions. »

Le comité d’experts recommande de modifier le Code criminel afin que les mesures d’aide au témoignage, prévues d’emblée lorsque des mineurs témoignent, soient aussi mises en place par défaut pour les adultes victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale. Il recommande aussi d’offrir, dans un éventuel tribunal spécialisé, des installations physiques minimisant les contacts avec l’accusé.

3. Des mythes et des stéréotypes encore présents

La victime était surprise qu’un avocat de la défense puisse s’en prendre à la crédibilité d’une victime en s’appuyant sur des mythes et des stéréotypes sur le comportement attendu après une agression sexuelle.

Recommandation

La Cour suprême l’a très clairement établi : le contre-interrogatoire ne devrait pas être l’occasion de faire ressurgir des mythes ou des stéréotypes concernant la façon dont les victimes d’agression sexuelle se comportent.

« C’est la pratique qui s’avère problématique. Ce que l’on recommande, c’est d’élaborer, avec les acteurs judiciaires concernés, un code de conduite relatif à l’interrogatoire et au contre-interrogatoire », dit Julie Desrosiers.

Élizabeth Corte : « On ne changera pas le fait que le contre-interrogatoire doit avoir lieu. Je pense que ce sur quoi il faut travailler, c’est la manière. Il faut que les avocats de la défense s’ouvrent l’esprit à savoir comment on peut faire un contre-interrogatoire efficace sans avoir recours aux mythes et stéréotypes. »

MMichel Lebrun, président de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense, estime que des règles précises et une jurisprudence abondante ont déjà permis de baliser en ce sens le travail des avocats de la défense, qui a évolué de façon importante depuis les années 80.

« La pratique de la défense criminelle en 2021 ne peut se faire sans une préoccupation importante envers les dangers que représentent les mythes et stéréotypes, tant à l’égard des plaignantes et plaignants, des témoins que des accusés. De nombreuses formations offertes tant aux avocats de défense qu’à ceux de la poursuite abordent ces questions. »

4. Victimisation secondaire

Le fait d’avoir officiellement obtenu justice n’efface pas la victimisation secondaire que peut entraîner un contre-interrogatoire.

Recommandation

Le comité recommande d’instaurer pour les adultes victimes d’agressions sexuelles ou de violence conjugale un programme semblable au programme enfant-témoin dans toutes les régions de la province. Ce programme permet de préparer les enfants au témoignage tout en évitant d’aborder les faits de la cause.

En plus d’améliorer le témoignage de la victime, cela permettrait de la protéger davantage de la victimisation secondaire, explique Élizabeth Corte. « Parce qu’elle sait ce qui s’en vient et qu’on lui a donné des moyens de bien réagir à tout ça, les conséquences du contre-interrogatoire sont peut-être moins lourdes et néfastes. »

Le 10 mars, le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette a annoncé qu’il allait accorder un financement annuel de 2,1 millions au réseau des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) pour aller de l’avant avec cette recommandation.

Rien à se reprocher, selon Me Rose

L’avocat de la défense Vincent Rose considère qu’il n’a pas utilisé des mythes et des stéréotypes sur les victimes d’agression sexuelle lors du procès de son client, Chad Ofter, mais simplement fait son travail, sans intention « malveillante ».

Appelé à réagir au fait que la plaignante s’est sentie traitée comme si elle était une fille facile, une menteuse et une idiote, notamment parce qu’elle n’avait pas porté plainte assez vite à la police selon lui, il a dit qu’il s’agissait là d’une interprétation « erronée ».

« Je ne l’ai pas traitée de menteuse. J’ai insinué que c’était le cas, peut-être. C’est notre rôle comme avocat de la défense de tester la crédibilité d’un témoin, de jouer un peu à l’avocat du diable. Après, c’est le juge qui décide. C’est ce que les gens ne comprennent pas. Comment peut-on tester la crédibilité d’un témoin en posant des questions banales ? »

Réaction du DPCP

« Nous savons que pour les victimes, le processus judiciaire peut s’avérer intimidant et nous saluons le courage dont elles font preuve en dénonçant ces infractions. Elles peuvent compter sur le professionnalisme des procureurs qui traitent ces dossiers, qui veillent à faciliter leur passage dans le processus judiciaire, en privilégiant le recours aux différentes mesures visant à accroître leur sentiment de sécurité, en protégeant leur identité et en accordant une grande importance à leurs besoins », écrit MAudrey Roy-Cloutier, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

« Les crimes à caractère sexuel sont des crimes graves et le DPCP a la volonté de tout mettre en œuvre pour favoriser leur dénonciation aux forces de l’ordre ainsi que pour soutenir les personnes victimes dans le processus judiciaire. Rappelons que sans dénonciation, il n’y a aucune chance d’en arriver à une condamnation. »

« C’est donc avec ce souci constant d’améliorer ses pratiques, particulièrement lorsqu’il est question de l’accompagnement offert aux victimes, que le DPCP accueille favorablement les recommandations formulées dans le rapport Rebâtir la confiance. »

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