COVID-19

Sur la ligne de front (alimentaire)

Course au papier hygiénique. Tablettes dégarnies. Files d’attente anormalement longues. Depuis le début de la crise, les supermarchés sont sur la ligne de front et ont dû revoir leurs pratiques de jour comme de nuit. Incursion dans deux magasins.

Un dossier de Nathaëlle Morissette

COVID-19  Alimentation

Quart de nuit en épicerie

Il est 2 h 30 du matin. Alors que les rues sont désertes, le IGA Famille Déziel grouille d’activité. Sous un éclairage de jour, musique en prime, on se déplace dans les allées avec des paniers et des listes d’épicerie en main.

Il ne s’agit pas ici de clients, mais d’une équipe nouvellement formée d’une quinzaine d’employés chargés de préparer chaque nuit, entre 22 h 30 et 7 h, près de 350 commandes en ligne ou par téléphone, une demande inhabituellement élevée, confirme le propriétaire des lieux, Richard Déziel.

Avant la crise, le supermarché, situé dans le quartier Villeray à Montréal, gérait en moyenne de 50 à 70 commandes en ligne ou par téléphone par jour. Le samedi, ce nombre pouvait monter à 100. Celles-ci étaient donc préparées sans problème pendant les heures normales d’ouverture.

« Là, il y a une explosion de commandes internet », affirme M. Déziel, qui, malgré de courtes nuits, ne semblait montrer aucun signe de fatigue, lors du passage de La Presse. Au cours du dernier mois, celui qui possède quatre supermarchés et qui compte en ouvrir trois autres, avec son épouse et ses deux enfants, a pris une seule journée de congé. Les deux pieds dans l’action, et sur le plancher de ses magasins, le besoin de dormir ne semble pas se faire sentir.

Il explique avec beaucoup d’énergie les changements effectués en peu de temps. « Le physique du magasin n’est pas fait pour absorber 350 commandes. Quand on a vu le nombre de commandes téléphoniques qui rentraient et la pression sur le système internet de Sobeys [IGA], on s’est dit : “Qu’est-ce qu’on peut faire ?” Il y a plein de gens âgés qui ne sortent pas de chez eux. Si on ne s’en occupe pas, ce ne sont pas les CLSC qui ont les effectifs pour leur envoyer leur commande. »

Voilà pourquoi, il y a à peine quelques semaines, le propriétaire a mis en place un tout nouveau modus operandi pour faire face à cette situation exceptionnelle. Le seul moyen d’y arriver, c’est de travailler la nuit, a-t-il conclu.

Faire l’épicerie de nuit

La méthode est simple : les employés, vêtus d’un uniforme blanc et d’un filet pour recouvrir leurs cheveux, circulent dans les allées avec un panier et la liste d’épicerie d’un client en main. Des fruits aux œufs en passant par la viande, ils sélectionnent soigneusement les articles… en gardant une distance respectable avec les paniers de leurs collègues. Sinon, le grand patron qui veille au grain n’hésite pas à les rappeler à l’ordre, comme ce fut le cas lors de notre visite nocturne. « Faites attention, vous êtes un peu trop nombreux dans la même allée. Distancez-vous », dit-il d’un ton ferme, mais chaleureux.

« La plus belle affaire [de travailler la nuit], c’est qu’on peut monter les commandes sans être dans les jambes des clients, tout en respectant la distanciation sociale. »

— Richard Déziel

« Parce que c’est très difficile [dans la journée] avec l’achalandage en magasin, souligne Richard Déziel tout en gardant un œil sur son équipe. Si on rajoute les commandes par internet, c’est invivable. En les faisant de nuit, on a enlevé de la pression sur le staff et sur le magasin. »

Comme dans un ballet, vers 3 h du matin, les employés se dirigent vers les caisses où l’on scannera la marchandise.

Les clients reçoivent les aliments commandés dans un délai de 24 heures. Pendant la nuit, en attendant de se retrouver sur le pas de la porte des consommateurs, les commandes sont conservées dans un camion réfrigéré – dont la température est maintenue à 2 °C – situé à l’avant du magasin.

Cette méthode contribue par le fait même à diminuer les contacts entre les différents employés. Les livreurs prennent les commandes classées dans de gros paniers rouges directement dans le camion au lieu de devoir passer par le supermarché.

De trois camions de livraison, le magasin est passé à six. Les livreurs travaillent en moyenne de 70 à 80 heures par semaine.

Travail nocturne, changement d’horaire. Cette nouvelle façon de faire rend-elle la tâche des employés plus difficile ? « De jour, de nuit, ça va », assure Chantal Vermette, responsable de l’équipe de nuit.

Avant, cette femme pleine d’enthousiasme préparait à manger de nuit pour une autre entreprise. Elle a intégré récemment l’équipe de M. Déziel, pour qui elle avait déjà travaillé dans le passé.

« Je suis revenue donner un coup de main pour nourrir le Québec. »

Elle dit sentir toute l’importance de son travail dans le traitement des commandes en ligne en voyant revenir le nom des mêmes clients. Même s’ils n’ont pas toujours tous les produits qu’ils souhaitent – parfois en raison du manque de stocks –, ils continuent tout de même d’utiliser le service, semaine après semaine.

Changement d’habitudes

Après la crise, les commandes en ligne resteront-elles aussi populaires ?

« C’était déjà très, très populaire, affirme Richard Déziel. Nous, on en fait depuis 1996. On comptait parmi les 10 premiers magasins IGA à prendre des commandes en ligne. »

« Je pense bien qu’après la crise, on va garder une forte augmentation par rapport à ce que c’était avant la COVID-19. C’est à suivre. »

— Richard Déziel

En plus de la méthode de commande, la crise a également provoqué des changements dans les habitudes alimentaires des clients. Dans son magasin du quartier Villeray, les ventes de repas prêts à manger ont chuté de 25 %. « Le monde a recommencé à faire à manger, note M. Déziel. Fruits, viande, épicerie sèche : ils sont revenus complètement à la base. »

Le rosbif ou le rôti de palette gagnent d’ailleurs en popularité, dit-il. « Dans les commandes internet, depuis deux semaines, je n’ai vu aucune commande de sandwichs ou de pizzas faits par le magasin », ajoute Chantal Vermette, ajoutant dans la foulée que les gens ont maintenant plus de temps pour cuisiner.

Malgré tous les changements auxquels ils font face actuellement, M. Déziel affirme que son équipe et lui sont « bénis » de pouvoir travailler dans l’alimentation, là où le travail ne manque pas.

L’homme et ses employés sont-ils inquiets en raison des risques encourus pour leur santé ? « On a tellement l’habitude d’être parmi du monde, répond-il d’emblée. C’est une réalité qu’on vit tous les jours. »

COVID-19  Alimentation

Tout commence à la porte

Les gens attendent patiemment que leur tour vienne. Une fois arrivés à la porte, ils font face à Michel Bougie.

Un peu à l’image d’une infirmière responsable du triage aux urgences d’un hôpital, l’homme, à l’allure autoritaire, mais au sourire sympathique, s’assure que les clients respectent les différentes étapes : passer au lavabo pour se laver les mains avec beaucoup de savon, choisir la grosseur de son panier et attendre que son jeune assistant, Ethan, le désinfecte énergiquement avant de le leur remettre.

Ce n’est qu’une fois ce « circuit » effectué que M. Bougie les laissera entrer au IGA Famille Lambert de Carignan, après un rappel de l’importance du respect des règles de distanciation sociale.

L’homme occupe ces fonctions depuis quelques semaines à peine. Auparavant, il accueillait les camionneurs venus livrer la marchandise. Mais comme plusieurs de ses collègues au magasin – ils sont une centaine au total –, l’entrée en scène de la COVID-19 l’a obligé à s’adapter et à changer d’horaire.

« C’est ici que ça se passe avant de rentrer », affirme-t-il en balayant du regard le hall d’entrée exposé aux courants d’air, qui est devenu en quelque sorte son nouveau « bureau » de travail.

Clients parfois réfractaires, risques pour la santé : les nouvelles fonctions de M. Bougie ne sont pas de tout repos.

« Je ne pense pas à ça et je ne veux pas y penser, dit-il tout en regardant dehors pour s’assurer que les clients soient pris en charge par ses collègues. Je fais très, très attention. Je me lave les mains souvent. Je lave mes gants souvent. Je travaille, je travaille, je travaille et je m’en vais à la maison.

« Ça demande plus d’énergie, j’avoue. Mais c’est important pour moi d’être ici. Je veux vraiment m’assurer de la sécurité des employés. »

— Michel Bougie, employé au IGA Famille Lambert de Carignan

De l’autre côté des portes automatisées, la vie de ses collègues a également changé. Certains travailleurs, inquiets de contracter le virus, ont même quitté le navire, reconnaît le directeur général du supermarché, Jessy Vézina. Une décision qu’il dit respecter. Pour les autres employés, il se fait rassurant.

« Il n’y a pas de danger si on ne porte pas nos mains au visage, il n’y a pas de danger si on garde nos distances et il n’y a pas de danger si on se lave fréquemment les mains », récite-t-il régulièrement à ses troupes comme une prière.

En plus des lavabos, des barrières transparentes pour les caissières et du lavage des mains régulier, de nombreuses mesures sont venues transformer le quotidien des travailleurs, dont la peau est asséchée par le savon.

À la boulangerie, celles qu’il présente affectueusement comme étant « les deux Marie » ne peuvent plus autant en mettre plein la vue avec leurs gâteaux. Comme une partie de leur comptoir a été fermée, pour éviter les contacts directs avec les clients, Marie-Josée Lavoie, gérante du rayon de la boulangerie et de la pâtisserie, et Marie-Soleil Côté, pâtissière, élaborent des gâteaux un peu plus génériques qui sont immédiatement emballés et vendus en libre-service.

Elles refusent également de trancher le pain des gens, au grand dam de certains clients qui ont manifesté au départ leur mécontentement, racontent-elles. La clientèle commence toutefois à s’habituer, nous assure-t-on.

La poissonnerie et le comptoir des viandes connaissent le même sort. Tout est déjà emballé. Rien n’est manipulé. Ces comptoirs vides ont toutefois été garnis de ballons aux couleurs de l’arc-en-ciel, symbole d’espoir devant la crise qui sévit.

Et depuis peu, les clients doivent respecter le sens des allées.

« On vient de commencer ça, on veut avoir un certain ordre dans nos rangées d’épicerie, comme un sens unique, pour éviter les rencontres. »

— Jessy Vézina, directeur général du IGA Famille Lambert de Carignan

Il y a aussi les pastilles au sol près des caisses pour rappeler aux gens qui attendent pour payer, idéalement avec une carte, de garder une distance avec les autres clients.

Considérés comme un service essentiel, tout comme les hôpitaux, les supermarchés ont un rôle important à jouer, reconnaît Jessy Vézina. Mais là s’arrête pour lui la comparaison avec le milieu hospitalier. Et s’il passe son temps à éteindre des feux depuis quelques semaines, il refuse de se voir comme un urgentologue. « L’urgentologue a une proximité avec son patient. Nous, on a mis en place plusieurs mesures pour éviter cette proximité-là. »

« [Et pour ce qui est de la fatigue], je dirais que je vais être fatigué. Aujourd’hui, on est trop dans l’adrénaline. Mais c’est sûr qu’après, quand la tension va redescendre, ça va être quelque chose. »

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