Les visages de l’épidémie invisible

Archibald Lévis MacIsaac-Vacon

Les drogues contaminées et les médicaments contrefaits frappent des Québécois de tous les âges, de toutes les régions et de tous les milieux. Certains y survivent. D’autres y laissent leur peau.

En actionnant son appareil photo, par ce beau vendredi de juin 2019, Charlene Vacon n’a aucune raison de penser qu’elle prend la toute dernière photo de son fils aîné.

Archie est particulièrement radieux cet après-midi-là. Il a 19 ans. Il vient d’obtenir son permis de conduire. Il a commencé un boulot d’été à l’usine de polystyrène expansé (styromousse) Styrochem de Baie-D’Urfé – un emploi qui le prépare au programme de génie industriel qu’il doit amorcer à l’automne à l’Université Concordia.

« J’étais assise ici, sur la terrasse », dit sa mère en désignant la cour de la maison de Saint-Lazare, trois ans après les évènements. « Archie a dévalé les marches. Il revenait du travail et était encore couvert de toutes ces petites billes de styromousse. Il avait mille et une choses à raconter sur sa journée. »

Archie lui confie se sentir utile au travail. Il commence à tisser des liens avec ses collègues. Le jour même, il a aidé à organiser un BBQ à l’usine.

Attiré par les idées communistes, il lit alors un livre écrit par Lénine qui traite notamment du travail en manufacture.

« Il me parlait de ce livre, que c’était le meilleur livre qu’il avait lu. J’ai pris sa photo parce qu’il avait tellement l’air de bonne humeur. »

— Charlene Vacon, mère d’Archibald Lévis MacIsaac-Vacon

En soirée, après avoir soupé à la maison, Archie met le cap sur Montréal pour aller fêter dans un bar du boulevard Saint-Laurent avec des amis. Au cours de la nuit, l’un d’eux retrouve Archie dans les toilettes, inanimé.

Son décès est constaté à 4 h 20 du matin, le 29 juin 2019. Trois sachets sont retrouvés près du jeune homme – deux vides et un plein. Ce dernier est analysé. Il contient du fentanyl.

Le coroner conclut à une intoxication au fentanyl et à l’alcool.

Une curiosité sans bornes

Aujourd’hui, les parents d’Archie mettent la mort de leur fils sur le compte de son insatiable curiosité.

Philosophie, religions, astronomie, chimie : dès son jeune âge, Archie s’intéresse à tout. Il rédige de petits livrets sur une myriade de sujets – dont l’un, à 14 ans, sur les opioïdes. Adolescent, il se met à l’étude du japonais et du grec, fait du bénévolat pour le NPD.

« S’il était curieux à propos de quelque chose, il faisait toutes les recherches nécessaires pour devenir un expert. Je donne encore 50 $ à Wikipédia chaque année parce que ç’a été sa source de divertissement pendant plusieurs années », lance son père, Rob MacIsaac.

Entre 2015 et 2018, sa mère, Charlene, accepte un mandat en soins d’urgence pour le gouvernement albertain. Elle est alors aux premières loges pour assister à la crise des opioïdes qui commence à déferler sur l’Ouest canadien.

« À mon retour, on a eu de bonnes conversations sur les drogues avec les enfants et sur le fait qu’il y a de nouveaux risques dus aux substances qui les contaminent », dit Mme Vacon.

Malgré cela, les parents d’Archie se doutent que leur fils fait ses propres expérimentations. Ils ne s’en font pas outre mesure. Après tout, le jeune homme a des amis, réussit bien à l’école et mord dans la vie.

Ce n’est qu’après sa mort qu’ils découvrent dans sa chambre des enveloppes provenant de l’Ontario, vraisemblablement commandées sur le web profond.

« On a réalisé que ses aventures avec les drogues étaient plus profondes que ce que l’on soupçonnait », dit son père, qui refuse de jeter le blâme sur une quelconque mauvaise influence.

« Archie était celui, dans le groupe, qui était intéressé par ça. C’est lui qui faisait les recherches. Le soir de sa mort, il était allé aux toilettes seul pour faire ses trucs pendant que les autres faisaient autre chose », fait-il remarquer.

Encore aujourd’hui, Charlene Vacon et Rob MacIsaac ignorent si leur fils a délibérément consommé du fentanyl par désir d’en connaître les effets ou s’il s’est intoxiqué à ce puissant opioïde par erreur, en croyant consommer une autre drogue.

« On ne sait pas, et on ne cherche pas à savoir, soupire sa mère. D’une façon ou d’une autre, il a pris du fentanyl, trop de fentanyl. Certains sont en colère contre le vendeur de drogues, contre la police. On n’est en colère contre personne. Dans le contexte actuel au Canada, voilà ce qui arrive. »

Mais ils ne peuvent s’empêcher de penser que si la stigmatisation entourant les drogues n’était pas si vive, leur fils n’aurait peut-être pas eu à se cacher dans les toilettes d’un bar pour vivre ses expériences.

Et aurait peut-être pu survivre à l’erreur de jeunesse qui a volé sa vie.

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