Chronique

Un mot de trop

Plus de 700 petits corps retrouvés près d’un pensionnat autochtone en Saskatchewan. C’est 751 de plus, après les 215 de Kamloops, en Colombie-Britannique.

Il y aura d’autres découvertes comme ça. Suffit de chercher. On ne cherchait pas trop, jusqu’à tout récemment.

Les « pensionnats », on dit ça comme ça, des « pensionnats autochtones ». En anglais, « residential schools ». Des mots qui javellisent le réel. On pense quasiment à l’école de Harry Potter. Des usines à tuer des âmes, plutôt.

Le concept des pensionnats était simple : assimiler les enfants autochtones, tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant, selon la formule consacrée. On arrachait les enfants à leur communauté, on les transplantait dans ces « pensionnats » administrés par des religieux et on effaçait leur langue, leurs traditions, leur culture.

À la fin de l’année scolaire, après 10 mois de rééducation, on les renvoyait dans leur famille… Ou pas : ceux qui mouraient de froid, de maltraitance, de malnutrition ne revenaient pas. On ne donnait pas d’explication. On creusait un trou près du pensionnat et on les enterrait.

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Ce sont ces cadavres qu’on découvre, ces jours-ci, autour des pensionnats. On les découvre, mais on savait. On sait depuis la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2008-2015), qui a abondamment documenté les horreurs de ces pensionnats qui visaient à assimiler les enfants qu’on appelait Indiens.

Dans le rapport de la Commission, il y avait des témoignages de survivants, des constats, des recommandations. Mais ça demeurait des mots. Là, on a les corps de ceux qui ont été broyés par cet archipel du génocide culturel canadien disséminé d’un océan à l’autre.

Un « génocide culturel » ? C’est le terme employé par la Commission de vérité et réconciliation pour qualifier le système de pensionnats autochtones entre 1876 et 1996.

Quand ils revenaient dans leur famille, dans leur communauté, bien souvent, ces enfants ne parlaient plus la langue de leur mère, de leur père, de leur peuple.

Après 10 mois de rééducation culturelle, ils étaient de petits extraterrestres qui atterrissaient chez eux pour l’été, déboussolés. On estime que 150 000 enfants ont été ainsi déracinés, au sens propre et figuré…

Juste là-dessus, sur le déracinement du corps et de l’esprit, on est dans l’horreur colonialiste la plus abjecte. Imaginez ce qui pouvait se passer, quand les lumières étaient éteintes, quand les religieux étaient seuls avec les enfants…

Le traumatisme a été durable. Il a déchiqueté des familles, des communautés. Un traumatisme « durable », je n’utilise pas le terme à la légère : le traumatisme est transgénérationnel, selon les termes du Dr Stanley Vollant. L’autochtone ivre mort sur le trottoir de Montréal, de North Bay ou de Winnipeg, il n’a pas vécu dans un pensionnat, mais il est le symptôme, l’écho du génocide culturel organisé il y a plus d’un siècle pour tuer l’Indien dans le cœur des enfants… Et qui tue encore.

Parallèlement, les peuples autochtones ont été évincés de leurs territoires, confinés à des réserves par la force, que ce soit par les armes ou en les affamant.

Je ne suis pas plus allumé que vous là-dessus, chers lecteurs. J’ai découvert les horreurs des pensionnats en 2007, quand Richard Desjardins et Robert Monderie ont présenté Le peuple invisible, leur documentaire sur les Algonquins. Il est encore offert sur le site de l’Office national du film du Canada. Il est encore d’actualité.

Sept cent cinquante et un petits corps enterrés dans l’anonymat, au fil des décennies, près d’un pensionnat, en Saskatchewan. On parle d’UN pensionnat. C’est le début d’une longue série de ces découvertes. Il suffisait de chercher, et on ne cherchait pas trop.

Le choc est immense, surtout au Canada anglais. Au Québec, ça passe encore sous le radar. Il faut dire qu’il y a un contre-discours nationaliste qui veut que ces histoires de pensionnats, c’était une affaire d’Anglais, que le Québec n’y a participé que du fait de son appartenance à ce vilain Canada…

Je répète : le film de Richard Desjardins et de Robert Monderie, Le peuple invisible, est encore offert sur le site de l’ONF. Le volet québécois de cette horreur est abordé. Des Algonquins témoignent, en français, de ce qu’ils ont subi.

Des Québécois ont participé à cette horreur. Cette horreur est d’un autre temps, bien sûr. Mais la nommer, en prendre acte, ne pas chercher à la minimiser, ça n’enlève rien à personne. Ça nous rapproche d’une certaine idée de la justice.

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Juin 2021. Ce Canada si fier d’être si différent du voisin américain – et il a souvent raison – découvre ces jours-ci, au ralenti, qu’il a été aussi sanguinaire avec les Autochtones que les Américains l’ont été, naguère, quand il fallait occuper le territoire. À quelques jours de l’anniversaire de la Confédération, le Canada (re)découvre des chapitres très sombres de son histoire.

Je reviens au terme « génocide culturel », qui s’est imposé dans les constats de la Commission de vérité et réconciliation, il y a près de 10 ans…

Des années plus tard, on va au-delà des mots. On a des corps, des fosses communes ; 215 morts ici, 751 là-bas…

Me semble que dans « génocide culturel », il y a un mot de trop.

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