Disraeli revisité

Une page de notre histoire photographique

Cinquante ans plus tard, le musée McCord Stewart fait renaître l’éclatant travail documentaire que les photographes Claire Beaugrand-Champagne, Michel Campeau, Roger Charbonneau et Cedric Pearson ont réalisé en 1972 à Disraeli.

L’exposition, dont la commissaire est Zoé Tousignant, revient sur ce regard sensible porté sur un village québécois et sur la controverse qu’il avait provoquée.

Durant l’été 1972, quatre jeunes photographes urbains partent dans les Appalaches, grâce au programme Perspectives Jeunesse lancé par Pierre Elliott Trudeau. Leur objectif : narrer avec leurs appareils le quotidien de Disraeli. Logeant dans une ferme, ils s’intègrent à la population et prennent des centaines de photos : portraits d’enfants, de familles, images des résidences, des intérieurs, des activités du village, des travailleurs.

En décembre 1972, le public et les médias découvrent pour la première fois ces images, exposées au Centaur, à Montréal. Le journaliste de La Presse Gilles Toupin – qui couvrait alors les arts visuels – est sous le choc. « Leur qualité et cette plongée dans un quotidien sans fard du monde ordinaire, des gens de chez nous, m’avaient fait comprendre ce que ces images, plus que documentaires, représenteraient en termes de richesse pour les générations à venir, dit-il. Les quatre photographes ont accompli un travail de mémoire remarquable avec une approche esthétique nouvelle pour l’époque. Oui, la photographie québécoise prenait son envol. »

Mais c’est lors de la publication, en 1974, de 18 de ces photos dans le supplément Perspectives – encarté dans des quotidiens tels La Presse et Le Soleil – que le projet est popularisé. La grande visibilité soudaine (550 000 lecteurs) et le titre réducteur du reportage – que les photographes n’avaient pas choisi – entraînent des réactions négatives à Disraeli, dont celles du maire, du notaire et du curé, qui estiment que le point de vue porté sur le village est misérabiliste. « On avait appelé notre projet Disraeli, une expérience humaine, dit le photographe Roger Charbonneau. Dans Perspectives, ils avaient titré Disraeli en images, alors que ce n’était pas ça. »

La controverse enfla même quand Pierre Vallières rétorqua en publiant dans Le Devoir un article dans lequel il prenait la défense de la démarche « honnête » des photographes.

L’exposition raconte toute l’histoire. Elle comprend 144 photographies, dont 67 jamais exposées. Il y a aussi un montage vidéo inédit avec des extraits sonores enregistrés à l’époque, notamment durant les séances de prises de photos. On sent une belle proximité entre les photographes et les personnes visiblement très heureuses de participer au projet. « C’est pour ça que lorsqu’un média a rapporté que le notaire avait dit qu’on avait photographié les choses les plus marginales de Disraeli, c’était vraiment cracher au visage des gens qu’on avait photographiés », dit le photographe Cedric Pearson.

Durant la préparation de l’expo, Zoé Tousignant et des membres du musée sont allés plusieurs fois à Disraeli, rencontrer les gens, dont la Société d’histoire locale. « On a perçu qu’ils considèrent aujourd’hui que ces images sont de précieux documents historiques, dit Zoé Tousignant. Le rapport à l’image a changé. Et ils nous ont dit qu’en 1972, tout le monde ne partageait pas les critiques du maire, du notaire et du curé. »

« On s’était vraiment liés d’amitié avec les gens qui vivaient sur le rang où on logeait, se souvient Michel Campeau. Je me promenais en voiture, je m’arrêtais et j’allais voir les gens. On était de bonne foi. Je suis en désaccord avec le fait qu’on aurait montré des images hors contexte. Quand il y a eu la polémique, on est tombés de notre chaise. On était tristes pour ces gens qui se sont trouvés en porte-à-faux dans cette histoire. »

« On a eu bien de la peine, ajoute Claire Beaugrand-Champagne. Des petits enfants m’appelaient “ma tante” ! Mais j’ai continué à faire ce genre de projet, en poussant même plus loin, soit en parlant aux gens et en racontant leur histoire. »

Cette expo est la dernière du musée McCord Stewart sous la direction de Suzanne Sauvage qui, après 13 ans à ce poste, part à la retraite. « Je suis très fière de ce que nous avons accompli pendant toutes ces années », a-t-elle dit à La Presse, rendant hommage à ses équipes, « de très grande qualité ». Disraeli revisité est une belle dernière page de sa carrière. Un chapitre marquant de l’histoire contemporaine de la photographie québécoise. Et une réflexion toujours actuelle sur le droit à l’image, notre sensibilité à la critique et l’incidence sociale de l’art.

Disraeli revisité – Chronique d’un évènement photographique québécois, au musée McCord Stewart, jusqu’au 19 février.

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