Violence conjugale

quand on Punit la victime

La série Le monstre a crûment montré les ravages de la violence conjugale à la face du grand public. Cette violence ne s’arrête pas toujours avec la séparation, et c’est d’autant plus vrai quand il y a des enfants en cause. Après une étude auprès de 30 maisons d’hébergement, un chercheur de l’Université d’Ottawa a démontré que d’ex-conjoints violents adoptent une nouvelle stratégie : accuser leur ex « d’aliénation parentale ». Et ils gagnent parfois leur cause. Un dossier de Katia Gagnon

Des situations « aberrantes »

C’est en 2005, deux ans après son mariage, que C. a reçu ses premiers coups. Lorsqu’elle tombe enceinte, son mari la prend parfois à la gorge. Il s’en prend aux objets, il frappe dans les murs. Quand son fils naît, la situation s’aggrave. « Mon fils et moi, nous étions comme des otages », résume-t-elle.

En 2016, la Direction de la protection de la jeunesse lui donne un ultimatum : si elle ne quitte pas son mari, on lui retirera la garde de son enfant. C. prend son courage à deux mains et part vivre dans une maison d’hébergement pour femmes violentées.

Mais l’été dernier, après avoir vécu sous la coupe de ce mari violent pendant près de 15 ans, après avoir porté plainte à la police et que des accusations eurent été déposées contre monsieur, la femme de 43 ans a perdu la garde de son fils.

L’enfant est maintenant sous la garde d’un membre de la famille de son ex-mari. Car C. a été jugée « aliénante » par une psychologue mandatée par le tribunal, qui s’oppose à l’opinion de tous les intervenants au dossier. Dans son évaluation, la psychologue semble avoir complètement fait abstraction de la violence subie par la mère et l’enfant.

« Maintenant, c’est moi, l’accusée », résume C.

La situation de C. est « aberrante », juge le chercheur Simon Lapierre, professeur à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa. Malheureusement, ce genre de cas de figure se produit de plus en plus souvent dans les maisons d’hébergement.

Le chercheur a réalisé en 2015 une étude auprès de 30 maisons d’hébergement, situées partout au Québec. En moyenne, elles avaient toutes eu quatre ou cinq cas semblables dans la dernière année. Des femmes accusées ou menacées par leur ex d’être accusées d’aliénation parentale. Dans l’une de ces maisons, 17 femmes avaient été accusées ou menacées d’accusations d’aliénation parentale.

Des études réalisées au Canada montrent un phénomène semblable : de telles accusations ont triplé entre 1989 et 2008, passant de 40 à 135 cas répertoriés devant les tribunaux.

« On a vu qu’il y avait effectivement un phénomène », juge M. Lapierre, qui va poursuivre sa recherche de façon approfondie dans les prochaines années. « Mais il y a des choses extrêmement préoccupantes qui ressortent de cette première étude. »

Cette situation est de plus en plus fréquente, renchérit Louise Riendeau, coordonnatrice des dossiers politiques au Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. « Pour bien des intervenants, quand la relation est finie, on ne parle plus de violence conjugale, on parle de conflit de séparation. C’est vrai pour un couple normal. Mais quand il y a eu de la violence conjugale, c’est la violence conjugale qui continue. »

« Il y a cinq ou six ans, on ne voyait pratiquement jamais ça, des accusations d’aliénation parentale. C’est maintenant devenu une accusation galvaudée. C’est très inquiétant », dit Fannie Roy, coordonnatrice de la Maison d’Ariane, une ressource d’hébergement pour femmes violentées située dans les Laurentides. « Ça peut amener les femmes à se retirer des services pour se conformer à l’image d’une mère collaborante. Une de nos clientes a mis fin aux rencontres avec nous parce qu’elle risquait de perdre la garde de ses enfants. »

L’accusation d’aliénation parentale est de plus en plus utilisée à toutes les sauces, acquiesce Martine Bouchard, coordonnatrice du Service d’expertise psychosociale et de médiation familiale au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. « C’est très grave, comme accusation. Il faut qu’il y ait une intention d’exclure l’autre parent sans raison valable. Quand on parle de faits réels en matière de violence, on n’est pas dans l’aliénation, on est dans la protection ! »

Des psys qui blâment les mères

Dans l’étude menée par Simon Lapierre, dans les trois quarts des situations soulevées par les maisons d’hébergement, l’ex-conjoint violent était la source des accusations. Mais dans bon nombre de cas, ce sont les travailleurs sociaux de la DPJ ou des psychologues qui avaient eu, eux aussi, une évaluation erronée de cas de violence conjugale.

« Ces accusations sont toujours portées dans un contexte où on ne comprend pas la situation de violence conjugale et de la violence post-séparation. En fait, on ne croit pas les femmes et les enfants quand ils disent qu’ils ont peur. Et cela mène à des situations vraiment injustes et inacceptables où les femmes et les enfants sont placés dans des situations dangereuses. »

— Simon Lapierre, professeur à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa

« L’aliénation parentale est devenue un outil pour occulter les situations de violence, ajoute Manon Monastesse, de la Fédération des maisons d’hébergement du Québec. Plus la mère essaie de se défendre, plus elle essaie de montrer que ce que le père dit est faux, plus la situation empire. Les intervenants ne savent plus comment faire pour renverser la situation. »

Ces accusations placent les femmes « dans une position intenable, s’indigne Mme Riendeau. Tout ce qu’elles veulent, c’est protéger leur enfant. On les place dans un dilemme où elles doivent choisir entre essayer d’obtenir une protection ou essayer d’obtenir la garde. C’est une situation très difficile qui fait vivre beaucoup d’impuissance aux femmes et aux intervenantes. »

« Il suffit de peu pour que les femmes soient perçues comme entretenant une image négative de leur ex-conjoint, souligne M. Lapierre. Et dans le processus, il arrive parfois qu’elles perdent la garde de l’enfant. »

C’est ce qui est arrivé à C. Malgré le témoignage de la responsable de la maison d’hébergement, d’une travailleuse sociale qui la suivait, de la thérapeute de l’enfant et des intervenants de la DPJ, le témoignage d’une seule psychologue mandatée par le tribunal a fait pencher le juge en faveur du père. Il aime son fils, a-t-elle fait valoir, et peut être un bon père, même s’il a admis avoir maltraité son fils à deux reprises.

C’est un membre de sa famille qui a maintenant la garde du petit et le père a un droit de visite d’une journée complète par semaine. Pourtant, le père avait été codé « rouge » à la maison d’hébergement, ce qui signifie qu’il fallait mettre en place un système de sécurité important pour protéger C. Des accusations de voies de fait et de séquestration, qui pèsent toujours sur le père, n’ont pas non plus été considérées, puisqu’elles sont encore non prouvées devant un tribunal.

« Pendant toutes ces années, je n’ai pas été capable de protéger mon enfant, dit C., le regard baissé. J’ai mis fin à mon couple. Je suis sortie de là. Et maintenant, je suis encore incapable de le protéger. »

L’identité des femmes qui ont témoigné pour ce dossier a été gardée confidentielle puisque la Direction de la protection de la jeunesse est impliquée dans le dossier de leurs enfants. Il nous est donc interdit de divulguer tout détail qui pourrait mener à leur identification.

Côtoyer son agresseur

Il arrivait à l’ex-mari de F. de la frapper tellement fort qu’elle perdait conscience. Quand elle ouvrait les yeux, sa petite fille était fréquemment à ses côtés. Elle lui épongeait le visage. Elle lui donnait de l’eau. Aujourd’hui, les deux époux sont séparés. La mère souffre encore d’un choc post-traumatique. La petite a peur de son père et ne veut pas le voir. Avant les visites supervisées, elle tremble, elle est saisie par l’anxiété, elle fait des crises.

Peut-on s’en étonner ?

Il semble que oui.

Une psychologue appelée comme experte par l’avocate du père a statué que l’image paternelle était « préservée et nourricière » dans l’esprit de l’enfant. Contre l’avis de tous les autres experts au dossier, et faisant abstraction des deux condamnations du père pour voies de fait, elle estime que la petite ne nourrit pas de craintes à l’endroit de son père et est heureuse d’être en sa présence.

L’enfant est plutôt « captive d’une relation coparentale conflictuelle », juge-t-elle.

Le remède ? La mère, pour prouver sa bonne foi, doit assister aux rencontres père-fille. Bref, la victime, celle qui s’est fait maltraiter pendant des années par un mari violent, doit se trouver en présence de son agresseur une heure chaque semaine afin de préserver les liens entre sa fille et son père.

« J’ai refusé. Elle a dit que je ne collaborais pas et que ça allait affecter le développement de mon enfant. C’est totalement injuste », dit F., au bord des larmes.

Plus encore, le rapport de la psychologue, soumis au tribunal, se termine par une menace voilée : « Dans le cadre d’entrave à cette réunification père-fille, l’alternative de confier la garde au parent qui démontre les meilleures capacités à soutenir le développement de l’enfant devrait être envisagée. » Traduction libre : la mère pourrait perdre la garde de son enfant si elle est jugée non collaborante.

« J’ai peur qu’ils placent ma fille. Tout cela est un cauchemar. »

— F.

D’autres évaluations psychologiques ont pourtant été réalisées sur F., son ex-mari et leur fille. « La petite a peur de son père », résume le rapport du Service d’expertise psychosociale du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. « L’enfant ne tire pas profit des accès actuels avec son père. » Il est donc préférable, concluait-on, de suspendre les visites.

La Direction de la protection de la jeunesse est du même avis. « Nous devons être extrêmement prudents sur la mise en place des contacts père-fille afin que ceux-ci ne ravivent pas les traumatismes », conclut l’évaluation de l’enfant. La petite souffre d’énurésie, fait des cauchemars. Lors des visites supervisées, elle refuse même le contact visuel avec son père, observe l’intervenante.

La situation enrage l’intervenante de F., qui l’a accueillie à la maison d’hébergement lorsqu’elle a quitté le domicile familial, à la suite d’un dernier épisode de violence. Elle avait été battue, son visage était tuméfié. F. est demeurée en hébergement pendant près de huit mois.

« On a un enfant qui dit depuis des années qu’elle ne veut pas voir son père. Et on ne l’écoute pas, dit-elle. La psychologue est de l’école que l’enfant doit voir son père. Peu importe ce qu’il a fait subir à la mère. »

Conjoint violent, mais bon père ?

Est-il possible d’avoir été un conjoint violent, mais de demeurer un bon père pour ses enfants ? Trois spécialistes donnent leur point de vue.

Geneviève Lessard Université Laval

« C’est une question vraiment pertinente et très complexe. D’emblée, je répondrais non », dit Geneviève Lessard, professeure en travail social à l’Université Laval, qui a étudié les conséquences de l’exposition à la violence conjugale (EVC) chez les enfants. Plusieurs auteurs considèrent l’EVC comme un mauvais traitement psychologique. « Mais il ne faut pas être radical. Si un cheminement est amorcé pour changer les comportements par le père, on pourrait contrôler les contacts entre le père et l’enfant, plutôt que de les exclure. » Chose certaine, les enfants, même s’ils ne sont pas victimes, subissent des conséquences du fait de grandir dans un foyer violent. « L’enfant vit dans un climat toxique de peur, de terreur, au quotidien », dit-elle. Il pourra être affecté physiquement et psychologiquement par l’EVC et les impacts peuvent être à court ou à très long terme. Certains enfants ont des idées suicidaires, souffrent de syndrome post-traumatique, ont de la difficulté à nouer des relations sociales.

Martine Bouchard service d’expertise psychosociale

« C’est extrêmement délicat, dit Martine Bouchard, coordonnatrice du Service d’expertise psychosociale et de médiation familiale qui relève du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. On est obligés de se poser cette question, parce que ça fait partie de l’intérêt de l’enfant que d’y répondre. Ce serait dans l’intérêt de l’enfant de pouvoir continuer à profiter des compétences parentales de son père. Mais si l’enfant a été exposé à la violence conjugale, on ne va pas la nier. Le premier réflexe, c’est la sécurité. La protection. À défaut d’avoir une situation claire, on ne prend pas de chances. » Elle estime que dans un contexte de « violence avérée », lorsqu’un enfant ne veut pas voir son père, on ne doit jamais le forcer. Chose certaine, croit-elle, les enfants qui ont été témoins de la violence, même s’ils n’en ont pas été victimes eux-mêmes, en ont certainement été affectés. « Vous seriez surpris de voir à quel point les enfants ont compris ce qui se passait. Ils saisissent très bien les situations. Ils ont des antennes émotives incroyables. »

Manon Monastesse Fédération des maisons d’hébergement

« Il faut bien comprendre qu’en étant violent, le conjoint ne répond pas aux besoins fondamentaux de ses enfants, soit la sécurité physique et psychologique, fait valoir Manon Monastesse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes violentées du Québec. Maintenant que les conjoints sont séparés, monsieur redevient soudainement un bon père ? Ça n’a aucun sens. » Une fois le couple séparé, les enfants deviennent souvent « la dernière carte » pour atteindre madame pour un conjoint contrôlant ou violent, fait-elle valoir. C’est là tout le problème de la violence post-séparation : paradoxalement, la Cour interdit souvent les contacts entre l’ex-conjoint violent et sa victime… sauf pour s’échanger les enfants. En 2011, une femme, Yaneth Constanza Gallego, a été tuée dans le stationnement d’une église de Drummondville où son ex-mari et elle se rencontraient pour s’échanger les enfants. La mère a été tuée sous les yeux des deux fillettes.

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