Quand les larmes se libèrent
Voir un homme pleurer n’a peut-être plus rien d’exceptionnel de nos jours.
« Quand on pense à certaines téléréalités où l’on voit les participants hommes pleurer, on se dit : peut-être que c’est en train de changer. La télévision est parfois un indicateur de changement », estime le psychologue de Québec Stéphane Migneault. Et l’éducation serait pour beaucoup dans l’évolution des mentalités, selon lui.
« Maintenant, les parents sont davantage conscients qu’un garçon peut pleurer. Si les garçons ont grandi en ayant le droit de pleurer, ils auront plus tard [avec les pleurs] une réaction tout à fait normale à une situation qui les touche, que ce soit une nouvelle très heureuse ou une déception. »
D’ailleurs, de tous ses billets de blogue, aucun n’a suscité autant d’intérêt que celui qui évoquait les bienfaits de pleurer – « Le pouvoir thérapeutique des larmes » –, a-t-il constaté avec surprise.
Mutations sociales
Avant de devenir tabous, les pleurs n’ont pourtant pas toujours été mal vus chez les hommes. Jusqu’au XIXe siècle, « l’expression des sentiments était permise, acceptée et valorisée », autant chez les femmes que chez les hommes, précise le professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia Jean-Philippe Warren.
Puis sont arrivées deux transformations socioculturelles qui ont changé la donne, selon lui. L’industrialisation, d’abord, qui a scindé la société en deux sphères : le privé et le public. « On demande qu’en affaires, on ne fasse pas de sentiments, comme le dit le dicton ; donc ça prend des personnages qui sont durs, implacables, et des ouvriers qui soient aussi disciplinés, qui ne commencent pas à exprimer quelque sentiment que ce soit sur la chaîne de montage. Et lorsqu’il revient à la maison, généralement, l’homme garde l’habitude qu’il a contractée au travail », explique Jean-Philippe Warren.
« On est ensuite entrés, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et un peu au-delà, dans une époque où la culture militaire a été extrêmement forte », ajoute le professeur. « Ç’a été le moment de dire que le véritable homme, c’est le soldat. » Et un soldat, ça ne pleure pas.
« Ce qu’on voit dans beaucoup d’études aux États-Unis [au XXe siècle], c’est que jusqu’à la puberté, garçons et filles pleurent à peu près également ; mais plus on s’en approche, plus il y aura une différence. On va apprendre aux garçons que ce n’est pas bien et aux filles que c’est correct. C’est la naissance de la culture du “boys don’t cry’’, et surtout du “men don’t cry’’. »
— Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia
Selon le professeur, le fait que le Québec ait été en partie « en dehors » du mouvement d’industrialisation – et surtout du courant militariste – a fait en sorte que, par rapport aux Canadiens anglais, aux Américains et même aux Français, « les hommes québécois sont restés plus susceptibles d’exprimer leurs émotions par les larmes ».
Une « culture de l’émotion »
Plus récemment, l’expression des larmes en public aurait même pris une tournure complètement inédite en raison du « brouillage entre le privé et le personnel qui permet ce témoignage d’émotions », estime Olivier Turbide, professeur au département de communication sociale et publique de l’UQAM et directeur du Laboratoire sur l’influence et la communication LabFluens. Et ce, dans tous les domaines.
Des émissions comme En direct de l’univers ou Les enfants de la télé vont chercher à susciter une réaction émotive chez leurs invités, note-t-il. « Ça participe à cette culture de l’émotion qu’on entretient dans les médias et ça va faire ce qu’on appelle “un bon moment de télé’’ qui va se retrouver dans les bons moments de la saison. »
C’est d’autant plus « payant » sur le plan médiatique, à son avis, et ce, surtout en politique, même s’il demeure quelques exceptions – en particulier chez les femmes.
« On va inviter des politiciens à des émissions où il y a un épanchement émotionnel, où on va parler de sa famille, de sa femme, de ses enfants… On est dans une autre génération de politiciens. »
— Olivier Turbide, professeur au département de communication sociale et publique de l’UQAM et directeur du Laboratoire sur l’influence et la communication LabFluens
« Pour moi, les pleurs publics, c’est très 2022. On est beaucoup dans cette époque du vrai. Ça répond à des exigences presque morales en lien avec la transparence, la sincérité, la franchise, à ces attentes de proximité et de connivence. On n’attend plus d’un leader qu’il nous domine, qu’il nous dise la voie à suivre ; on veut un leader avec qui on est capable d’aller prendre une bière. Et c’est pour ça que cette dimension humaine que permettent les pleurs fonctionne aussi bien sur le plan de la communication : ils rendent le politicien humain, vulnérable, authentique », résume-t-il.