Déneigement dans l’Ouest-de-l’Île

Une pelletée d’entreprises pour deux actionnaires

Dans l’Ouest-de-l’Île, des milliers de piquets colorés d’entreprises de déneigement délimitent les stationnements des rues résidentielles : « Syljack », « Rick’s », « Tromax », « St-Charles », « West Island », « Duraguard », « F. Gilbert ». Chaque entreprise a ses couleurs caractéristiques et son propre numéro de téléphone. Pourtant… elles ont toutes les mêmes actionnaires.

Selon le Registraire des entreprises du Québec, les partenaires d’affaires Marc-Antoine Tozzi et Nelson Da Costa Cunha possèdent trois entreprises de déneigement qui exploitent en tout 17 noms commerciaux différents.

Leur premier groupe, Syljack, fondé en 2014, a avalé plusieurs de ses concurrents au fil des ans.

Cette concentration de noms d’affaires aux mains des mêmes actionnaires fait l’objet de plusieurs récriminations sur le forum Facebook West-Island Snow Removal Services. Plusieurs de ses 2000 membres se plaignent d’un service insatisfaisant et déplorent la concurrence artificielle que ces entreprises se disputent.

« Elles sont rusées [tricky] », commente Betty de Couto, aujourd’hui cliente de Déneigement West Island.

Après avoir fait affaire pendant des années avec Syljack, dont elle était insatisfaite du service, elle a changé pour Déneigement St-Charles. « Mais quand j’ai su que c’était le même propriétaire, j’ai annulé mes chèques et j’ai changé pour Déneigement West Island », une entreprise qui était alors indépendante, explique Mme de Couto. « J’étais très satisfaite, si bien que j’ai signé un nouveau contrat et ils sont venus installer leurs piquets. Mais juste avant la première neige, le propriétaire de l’entreprise est venu me rencontrer pour me dire qu’il venait de vendre son entreprise. Ils ont laissé les piquets de Déneigement West Island, même si l’entreprise appartient maintenant à Syljack. À la première neige, ça a pris des jours avant qu’ils viennent déneiger », déplore la résidante. La plus récente tempête s’est mieux déroulée et Mme de Couto a écrit sur le forum Facebook que l’entreprise s’est « rachetée ».

Stef Otto, un ancien client de Syljack, affirme que le groupe a un service à la clientèle « très agressif » et mène une guerre de prix.

« Comme ils possèdent autant de compagnies, les prix ont l’air normaux, mais c’est un leurre. Tu penses que tu paies le prix normal, mais avec le recul, tu réalises que tu paies le prix le plus bas, et que tu reçois le service le plus mauvais en échange. »

— Stef Otto, ancien client de Syljack

Syljack et ses actionnaires n’ont pas répondu à nos demandes d’entrevue.

Il ne s’agit pas de la seule entreprise de déneigement dominante qui exploite plusieurs noms d’affaire dans l’Ouest-de-l’Île. Au sud de l’autoroute 40, dans les villes de Baie-d’Urfé et de Beaconsfield, c’est l’entreprise DLC qui semble occuper la plus grande partie du marché. Selon le Registraire des entreprises, elle possède aussi les noms de commerce Béton unique, Petersen et Grizzly, dont les piquets sont plantés çà et là devant les maisons. En 2019, l’entreprise a absorbé une grande partie des 5200 clients de Bo Déneigement, une entreprise qui a subitement fait faillite en pleine tempête de neige au mois de décembre. DLC n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Les entreprises de déneigement de ce secteur de Montréal demandent entre 180 $ et 350 $ par année pour déneiger les stationnements résidentiels, selon des témoignages recueillis.

Alerte du Bureau de la concurrence

En août dernier, le Bureau de la concurrence a publié une alerte à l’intention des entreprises de déneigement, leur rappelant qu’il est illégal de s’entendre entre concurrents sur les prix, sur le partage de territoire et sur le nombre de clients que chaque entreprise sert. Cet avertissement faisait suite à un reportage de l’émission La facture dénonçant un apparent cartel de fixation de territoire à Boucherville.

Le Bureau de la concurrence refuse d’indiquer s’il enquête au sujet d’entreprises qui exploitent plusieurs noms différents sur le même marché. « Toutefois, je peux confirmer que nous avons reçu par le passé des plaintes au sujet de ce type de comportements allégués et que nous avons pris des mesures pour informer les participants de l’industrie de leurs responsabilités en vertu de la loi », indique Yves Chartrand, agent de communication au Bureau de la concurrence.

Un autre reportage de Radio-Canada a aussi rapporté une situation monopolistique qui a fait exploser les prix à Trois-Rivières en 2020.

Prix prédateurs et position dominante

Dans le cas de l’Ouest-de-l’Île, on peut cependant difficilement parler de monopole, puisqu’une poignée de petits acteurs indépendants comme Red Bear, Total, Rockmore, Paramount et Graceland arrivent aussi à tirer leur épingle du jeu dans le secteur.

Sans se prononcer spécifiquement sur cette situation, le professeur de droit Pierre Larouche, spécialiste du droit de la concurrence à l’Université de Montréal, indique que les entreprises qui se trouvent dans une position dominante sur un marché ne peuvent pas « créer une illusion de concurrence ». « Ça crée de la confusion, mais aussi une importante barrière à l’entrée pour de nouveaux concurrents », explique-t-il.

« Il y a donc toutes sortes de pratiques qui sont interdites, comme offrir des prix prédateurs. Le petit joueur, lui, peut faire des pertes, mais c’est interdit pour le gros joueur de descendre en dessous des coûts d’opération », précise le juriste.

Marché favorable aux acquisitions

Selon l’Association des déneigeurs résidentiels et commerciaux du Québec, dont n’est pas membre le groupe Syljack, le marché actuel, dans les grandes villes, est favorable à une consolidation de l’industrie aux mains d’acteurs importants.

« L’image qu’on avait des petits déneigeurs édentés en culottes de coton ouaté, qui ont deux ou trois machines, ça ne correspond plus à la réalité. »

— Annie Roy, directrice générale de l’Association des déneigeurs résidentiels et commerciaux du Québec

« Les petits, ça leur prend une structure, explique Mme Roy. Maintenant, ça prend des logiciels de suivi par GPS, une capacité de financer les équipements qui sont de plus en plus dispendieux. »

Avec la hausse du prix du diesel et la crise de la main-d’œuvre, beaucoup d’entrepreneurs en déneigement, souvent à l’âge de la retraite, décident tout simplement de vendre leur clientèle et leur équipement à l’acteur local important. « Il y a beaucoup d’opportunités d’acquisition, ce qui favorise les grands joueurs à devenir encore plus grands », affirme Mme Roy.

« Les petits joueurs ne survivent pas, parce qu’ils ont trop coupé les prix. C’est une industrie qui apprend à calculer, et qui réalise que travailler comme ça, de nuit, sans faire d’argent, ça n’a pas de bon sens », croit Mme Roy.

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