Nous ne sommes pas des anecdotes

« Allô Rima, j’espère que tu te portes bien. Je viens d’aller dîner avec Jasmyne et on a pensé à toi. »

Sur la photo apparue sur mon téléphone avec ce message, une enseignante et son ancien élève, attablés au restaurant, tout sourire.

Elle, c’est Jasmyne Savard, professeure de français à Trois-Rivières. Lui, c’est Adis Simidzija, réfugié bosniaque. Il ne parlait pas un mot de français en arrivant au Québec. Il est aujourd’hui auteur, éditeur, doctorant en littérature et fondateur de l’organisme Des livres et des réfugié-e-s, qui utilise la langue française et la culture comme vecteurs d’intégration. Sans doute ce que François Legault appellerait une « anecdote ».

Ils se sont retrouvés par l’entremise d’une chronique où Adis rendait hommage à l’enseignante de francisation de ses 9 ans et émettait le souhait de la revoir.

Leurs retrouvailles, émouvantes, avaient eu lieu par Zoom un jour de janvier, pandémie oblige. Depuis, Jasmyne et Adis se voient régulièrement pour un café, un dîner, une jasette1.

Une heure après avoir vu ce touchant message, en passant devant la terrasse du restaurant Damas, j’ai aperçu un visage familier. « Raja ?! »

Raja est mon cousin d’origine syrienne devenu cardiologue. Une autre « anecdote »…

Lorsqu’il est arrivé au Québec, Raja a d’abord été en classe d’accueil. Il y a un peu plus d’un an, il m’avait dit qu’il aimerait retrouver l’enseignante de ses 5 ans qui lui a appris le français, Lison Dubreuil, pour la remercier…

Mes premières recherches ont été infructueuses. J’ai retrouvé une Mme Lisette, mais pas de Mme Lison. J’ai proposé à Raja de jumeler sa quête à celle d’Adis dans une seule et même chronique.

Finalement, c’est l’équipe de Deuxième chance qui a pris le relais avec Raja et lui a permis de retrouver sa Mme Lison dans le cadre d’un reportage poignant2.

Et qui était assise en face de Raja au restaurant ? Mme Lison en personne.

« C’est incroyable… Je venais juste de prononcer ton nom, m’a dit Raja.

— Je suis témoin, c’est vrai ! », a ajouté Mme Lison.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient depuis le tournage de Deuxième chance. Je leur ai dit pour Adis et son message racontant la même histoire presque au même moment.

Nous nous sommes regardés bouche bée, émus par cette synchronicité.

***

Combien d’« anecdotes » de francisation réussie comme celles d’Adis et de Raja y a-t-il au Québec ?

Combien de cas « anecdotiques » comme le mien, allophone dans les statistiques, francophone dans les faits ?

Combien de cohortes d’élèves immigrants qui, grâce à de « si gentilles madames » comme Mme Jasmyne, Mme Lison ou Mme Marie-Ève, dont je parlais samedi, vivent en français tout en parlant d’autres langues à la maison?

Combien de Tomas Sierra, immigrant d’origine hondurienne, qui a mis en scène le spectacle de la classe de Mme Marie-Ève en s’inspirant du théâtre de Robert Lepage, qui contribuent à l’effort de francisation même si le français n’est pas leur langue maternelle ?

Combien de Québécois comme le député libéral Saul Polo, qualifié le premier d’« anecdote » par François Legault, parlant leur langue maternelle à la maison et travaillant en français4 ?

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Une anecdote, selon le dictionnaire, est un petit fait curieux. Un détail non généralisable et sans portée.

Combien en faut-il au juste pour ne plus être vu comme des anecdotes et être promu au rang de Québécois à part entière ?

« Si toutes “les anecdotes” hommes ou femmes qui enrichissent le Québec tous les jours pouvaient se réunir et faire valoir leur présence, on pourrait devenir les Yvettes de 2022 », croit la juge à la retraite Pepita G. Capriolo, qui a été profondément blessée par les remarques du premier ministre François Legault.

Je pensais qu’elle lançait l’idée d’un ralliement d’« anecdotes » à la blague. Mais non. « J’ai trouvé ça tellement, tellement insultant. Alors non, ce n’est pas une blague ! »

Née en Italie d’un père italien et d’une mère sépharade bulgare, Pepita G. Capriolo avait appris un peu de français à la maison, grâce à sa grand-mère juive sépharade qui habitait avec elle et pour qui le français demeurait la langue des gens instruits de sa communauté. « Elle disait : “Tu ne peux pas grandir sans apprendre le français.” »

Quand elle est arrivée au Canada en 1966, à l’âge de 12 ans, la jeune Pepita n’a pas pu s’inscrire à l’école française. « Parce que j’étais juive. Donc j’étais “protestante”… Je me suis retrouvée à l’école anglaise. »

Mais elle a eu de la chance. « J’ai eu la chance d’arriver au même moment qu’un grand nombre de Juifs marocains qui, eux aussi, étaient devenus “protestants” en arrivant, à cause des commissions scolaires religieuses. »

Elle a ainsi eu le bonheur d’aller dans une école publique du Protestant School Board, qui, voyant qu’il était impensable d’envoyer tous ces francophones en français langue seconde, a créé un programme parallèle de français langue première. « On a fait venir des professeurs protestants de France ou juifs marocains pour enseigner le français langue première. »

Par la suite, Pepita G. Capriolo a étudié à l’Université McGill et a fait sa maîtrise à Oxford. « Mais j’ai toujours travaillé en français ! »

Ses enfants, qui sont des enfants de la loi 101, sont tous allés à l’école française. « Mais on parle anglais à la maison. Alors, on est des anecdotes très anecdotiques ! »

L’ex-juge Capriolo propose donc d’ouvrir le bal d’un grand mouvement d’« anecdotes » indignées.

« Je serais prête à commencer : immigrante italienne, parlant italien, ladino et anglais à la maison, j’ai travaillé en français comme juge de la Cour supérieure du Québec pendant 20 ans. Suis-je une autre anecdote ? »

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