Pénurie d’infirmières

1 milliard pour stopper l’hémorragie

Québec offrira des bonis de 12 000 $ à 18 000 $ par infirmière, pour un an seulement, le temps d’orchestrer une « petite révolution ». « De la poudre aux yeux », disent des infirmières et des syndicats.

Jusqu'à 18 000 $ en boni par infirmière

Québec — Le gouvernement Legault délie les cordons de sa bourse et offrira des bonis de 12 000 $ à 18 000 $ par infirmière pour freiner la crise de la main-d’œuvre qui fragilise le système de santé. Cette prime sera offerte une année seulement, Québec faisant le pari d’opérer entre-temps « une petite révolution » du réseau public.

Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) a annoncé jeudi une série d’incitatifs financiers et de « moyens costauds » pour redresser le réseau de la santé et des services sociaux, affaibli par 18 mois de pandémie. Québec débloque 1 milliard pour attirer au moins 4300 nouvelles infirmières et retenir celles qui restent.

« Les infirmières ont pris soin de nous autres depuis longtemps, il est temps aujourd’hui qu’à notre tour, on prenne soin de nos infirmières », a lancé François Legault, qui était accompagné jeudi de son ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, et de la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel.

Les infirmières qui occupent un poste à temps complet dans le réseau public recevront une prime de 15 000 $, tout comme celles qui accepteront dans l’année à venir un poste à temps complet. Dans les régions où la pénurie frappe particulièrement fort (voir tableau à l’onglet suivant), la prime sera de 18 000 $.

Les travailleuses de la santé qui choisiront de revenir dans le réseau après l’avoir quitté pour le secteur privé et les retraitées qui voudront revenir prêter main-forte toucheront 12 000 $ (15 000 $ dans les régions plus touchées). Des mesures sont à prévoir pour éviter qu’une retraitée soit pénalisée sur le plan fiscal si elle retourne au travail.

Québec cherche ainsi à gagner du temps en créant « une passerelle » vers l’application des dispositions du nouveau contrat de travail conclu avec la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), en août dernier. « On peut dire un accélérateur », a illustré la présidente du Conseil du trésor.

« Cette convention-là en temps normal, si on exclut la pandémie et la vague successive, aurait pris quelque temps […] à s’implanter dans le réseau. Ce qu’on veut lui donner, c’est du gaz […] », a-t-elle ajouté.

Le premier ministre croit que les primes ne seront pas nécessaires plus d’un an.

« On est convaincus qu’une fois qu’on va avoir notre monde et bien appliquer la convention collective, on n’aura plus besoin de ces primes-là. »

— François Legault, premier ministre du Québec

Les employés visés par les primes sont ceux de la catégorie 1 du réseau public, soit les infirmières, les infirmières auxiliaires, les inhalothérapeutes et les perfusionnistes cliniques.

Le premier tiers des bonis doit être versé maintenant, et le reste le 31 octobre 2022 pour s’assurer que les employés occupent un poste à temps complet pendant un an. Un fait que n’ont pas manqué de critiquer les partis de l’opposition, qui ont souligné que le versement surviendrait tout juste après les élections générales de 2022.

Se disant bien conscient que les travailleuses ne quittent pas le réseau pour une question d’argent, Québec promet un « changement de culture » profond dans la gestion du réseau de la santé et des services sociaux. On a l’intention de proposer un modèle de gestion qui sera « très décentralisé » et qui donnera « plus d’autonomie » aux équipes locales.

On engagera 3000 « agents administratifs » d’ici au printemps prochain pour soutenir les infirmières dans leurs tâches administratives, qui alourdissent leur travail. Les quarts de travail les plus intéressants seront offerts aux employés du réseau public plutôt qu’à ceux des agences privées de placement, a-t-on aussi annoncé.

Pas d’engagement sur le temps supplémentaire obligatoire

Mais, n’en déplaise aux syndicats et aux partis de l’opposition, le gouvernement ne prend pas d’engagement ferme sur la fin du recours au « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) et aux agences de placement de main-d’œuvre – deux problèmes « chroniques » du réseau qui ont « explosé » en raison de la pandémie.

Québec mise plutôt sur l’embauche de nouvelles infirmières à temps complet pour agir sur ces deux fronts. La convention collective comporte son lot de mesures pour s’attaquer à ces enjeux précis.

« Si on gagne notre pari, et je suis convaincu qu’on va le gagner, et qu’il y a assez [de personnel infirmier] qui revient à temps plein, il n’y en aura presque plus de temps supplémentaire obligatoire. Donc, la qualité de vie – c’est ça qui est recherché, c’est ça qui est demandé par les infirmières – va être là. »

— François Legault, premier ministre du Québec

Pour l’heure, environ 60 % des infirmières sont à temps complet dans le réseau. Avec l’ajout d’incitatifs financiers, Québec espère arriver à 75 %. « L’engagement, il est clair, le [TSO] va baisser pas mal vite », a lancé M. Dubé.

Le réseau doit aussi se préparer à remplacer au moins 20 000 employés, qui ne seront pas adéquatement vaccinés au moment de l’entrée en vigueur de la vaccination obligatoire, le 15 octobre. De ce nombre, environ 7700 sont des employés qui seraient en contact étroit avec des patients, a précisé M. Dubé.

Le ministre a déjà demandé aux patrons des CISSS et CIUSSS de se réorganiser de façon à éviter les ruptures de services. La réorganisation de service sera aussi au cœur du nouveau modèle de gestion que veut implanter M. Dubé.

« On fait vraiment une transformation, une culture de gestion qui va être complètement différente de ce qu’on a connu jusqu’à maintenant. On n’a pas le choix », a dit Christian Dubé, qui doit d’ailleurs présenter un projet de loi « mammouth » cet automne qui « va changer plusieurs lois » liées au domaine de la santé.

Les partis de l’opposition déçus

« Ce qui a été mis sur la table, ça se résume à de l’argent. Et ce qu’elles demandent, les infirmières, ce sont des garanties que leurs conditions de travail vont s’améliorer, que le gouvernement va s’engager à mettre fin au temps supplémentaire obligatoire, ce qu’il n’a pas fait [jeudi]. Il est resté muet sur cette question-là. »

— Marie Montpetit, porte-parole du Parti libéral du Québec en matière de santé

« Le cabinet comptable Legault-Dubé nous est arrivé aujourd’hui avec un chèque et beaucoup de vœux pieux, mais quand on se penche sur l’application de son plan de match, on se rend compte à quel point il est flou et incertain. La CAQ n’a pas d’échéancier pour mettre fin au TSO ni de plan pour sevrer le réseau des agences de placement privées. »

— Vincent Marissal, porte-parole de Québec solidaire en matière de santé

« On vient d’assister à une conférence de presse que le gouvernement a présentée comme une révolution, une réforme importante dans le domaine de la santé, alors qu’encore une fois, c’est une entreprise de relations publiques. Le gouvernement essaie essentiellement de sauver les meubles face à une crise qu’il n’a pas vue venir, alors qu’évidemment, elle était une catastrophe annoncée depuis des mois. »

— Joël Arseneau, chef parlementaire du Parti québécois

« C’est de la poudre aux yeux »

Des infirmières et des syndicats auraient préféré des « changements profonds » dans le réseau de la santé

L’argent, c’est bien, mais ça ne sera pas suffisant : voilà le constat des infirmières et syndicats, qui se disent déçus de l’annonce faite jeudi par François Legault qui propose d’offrir une prime financière aux infirmières dans le réseau, en plus d’embaucher de nouvelles agentes administratives.

« Selon moi, c’est de la poudre aux yeux. Il n’y a pas de changements profonds qui viennent avec ça [les mesures annoncées par le gouvernement caquiste] », regrette Marie-Maud Soulières. Pour l’infirmière clinicienne, qui compte une dizaine d’années d’expérience à Montréal, seule une amélioration des conditions de travail serait susceptible de ramener les infirmières dans le réseau de la santé.

Une vision partagée par Nancy Bédard, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). « Ce sont des sommes majeures, du jamais vu… mais ce ne sont pas les raisons qui ont fait fuir les infirmières du réseau, explique la présidente. Il y a plusieurs membres qui m’ont dit : “Ce n’est pas pour l’argent que je suis partie, donc ce n’est pas l’argent qui va me faire revenir” », décrit-elle.

« C’est un gros montant, 15 000 $, mais ma santé mentale vaut plus que ça », a de son côté confié à La Presse un infirmier qui avait récemment commencé à travailler à temps partiel, pour cause d’épuisement – et qui n’est donc pas concerné par les mesures annoncées par François Legault. Il a demandé de conserver l’anonymat, de peur de subir des représailles de son employeur.

« Ce sont des montants impressionnants, mais ce ne sont pas des montants renouvelables », rappelle Sébastien Roy, infirmier depuis sept ans à Montréal et membre du Comité des soignants pour un syndicalisme de combat. « C’est complètement irréaliste de penser que ça va régler le problème », croit-il.

Heures supplémentaires et conditions difficiles

« Le gouvernement aurait pu s’attaquer au problème du temps supplémentaire obligatoire (TSO), mais il ne l’a pas fait », dénonce Sébastien Roy. Pour lui, comme pour la FIQ, ce travail supplémentaire obligatoire gangrène le système de santé.

« Considérant que ça fait 15 ans que le TSO ne fait qu’augmenter, et qu’on nous a fait beaucoup de promesses, la confiance des infirmières envers le gouvernement s’est effritée », précise Nancy Bédard de la FIQ. Selon elle, le personnel soignant du Québec s’attendait à un engagement ferme de la part du gouvernement : des dates limites pour mettre fin à cette façon de fonctionner, avec l’idée qu’il y aurait un moment où « le TSO ne serait plus dans le coffre à outils des gestionnaires ». Le ministre Dubé est cependant demeuré très vague sur la question lors de la conférence de presse de jeudi.

Autre point de déception : aucun engagement clair n’a été mis de l’avant pour favoriser la conciliation travail-famille des infirmières.

« Dans le fond, on est toutes des mères ou des aidantes. Il faut arrêter de récompenser les gens qui font du temps plein, de laisser le TSO en place. Ça n’aide personne… parce qu’on a quand même besoin d’aller chercher nos enfants à l’école. »

— Marie-Maud Soulières, infirmière clinicienne et mère de deux fillettes

« On met une énorme pression sur les infirmières à temps partiel pour qu’elles travaillent à temps plein, alors que ce sont souvent des mères de famille », énonce Sébastien Roy, qui va jusqu’à qualifier l’investissement du gouvernement de « coup d’épée dans l’eau ».

Un début de solution

« Il y a des choses intéressantes [dans ce qui a été annoncé aujourd’hui] », estime Luc Mathieu, président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. Il salue notamment l’annonce de l’embauche de 3000 agents administratifs et la décentralisation pour favoriser l’autogestion dans les unités de soin. « Mais l’argent ne sera pas suffisant, ajoute-t-il. Il faut agir sur l’organisation du travail, le soutien clinique et la formation, si on veut avoir des solutions pérennes », croit-il.

Pour Carole Trempe, PDG de l’Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux, qui représente 1000 directeurs généraux et directeurs généraux adjoints dans le milieu de la santé, l’annonce du gouvernement est bienvenue. « C’est sûr qu’on salue cette initiative du gouvernement, explique-t-elle, parce qu’il fallait trouver, à tout le moins, un début de solution à la pénurie. »

Appel à tous

La somme de 1 milliard pour mettre un terme à la pénurie d’infirmières dans le réseau public est-elle une bonne idée, selon vous ? Si vous êtes infirmière, les crédits débloqués par Québec vous paraissent-ils suffisants ?

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