L’impossible retour à la normale

Chaque rentrée littéraire procure une étrange impression d’abondance et de dénuement à la fois. Tous ces livres, et si peu de temps. Oscar Wilde disait qu’il y a deux tragédies dans la vie : « l’une est de ne pas satisfaire son désir et l’autre est de le satisfaire ». Enfant, je rêvais souvent que je tombais par hasard sur des boîtes de livres merveilleux et abandonnés, et mes bras étaient trop petits pour les emporter tous à la maison. Je me réveillais avide et frustrée. Aujourd’hui, ils arrivent directement à la maison par boîtes pleines, et mon espace-temps est trop petit pour les accueillir tous…

Il faut se méfier de ses désirs. Ou alors y plonger totalement et dès lors, il n’est plus possible de reculer. C’est ce que l’on vit en lisant Tableau final de l’amour de Larry Tremblay, qui ouvre, comme le peintre Francis Bacon ouvrait les corps, la saison littéraire de façon magistrale en se plaçant dans la peau de l’artiste dans sa relation charnelle dominant-dominé avec son amant George Dyer. L’un de ses meilleurs livres, que l’on dévore autant qu’il nous dévore. « Je ne pouvais peindre que dans l’informe, le fouillis. Comme si j’avais fait mienne cette idée suspecte, réconfortante, sûrement mensongère, que la lumière jaillit des ténèbres », peut-on lire…

On ne sait pas encore quelles lumières jailliront des ténèbres que nous traversons, mais d’après ce que j’ai pu lire jusqu’à présent, les écrivains nous épargneront cet automne les « livres écrits en confinement sous pandémie », à l’exception notable de Clara Dupuis-Morency qui, après avoir séduit à peu près tout le monde avec son premier roman Mère d’invention, est de retour avec Sadie X, tout aussi ambitieux, qui se déroule dans le monde de la recherche des virus.

Ce « roman de désapprentissage », que j’ai lu avec le sentiment d’un mélange étonnant entre Maylis de Kerangal et Virginie Despentes, fait dans la haute voltige et ne pourrait être plus d’actualité.

Témoins de leur époque, les écrivains poursuivent leur travail en temps de crise, en faisant ce qu’ils font le mieux : embrasser la complexité du monde, dégager de nouvelles voies dans la pensée, raconter l’expérience humaine. Ce sera Un cœur habité de mille voix de Marie-Claire Blais, qui prend une pause de son grand cycle romanesque pour revisiter les personnages des Nuits de l’underground et de L’ange de la solitude ; ce sera Mille secrets mille dangers, qui marque le retour très attendu d’Alain Farah, l’un des écrivains les plus singuliers du Québec ; le huitième roman de Michel Jean, TIOHTA:KE, après l’immense succès de Kukum ; Les ombres filantes de Christian Guay-Poliquin, qui renoue avec sa fibre post-apocalyptique ; une correspondance entre Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban intitulée Les racistes n’ont jamais vu la mer ; Pompières et pyromanes, le nouvel essai de Martine Delvaux, inspirée par la menace climatique…

On sent, dans les livres de la rentrée, une certaine gravité et une urgence certaine.

Quand bien même la pandémie serait-elle terminée pour de bon, elle a eu lieu. Elle a duré longtemps, elle a marqué nos chairs et nos esprits, elle a laissé des traces, et les cicatrices ne sont pas encore refermées, nous avons été transformés malgré nous, comme dans une toile de Francis Bacon.

Nous voyons le monde autrement, peu importe si l’on croit que l’épidémie est une fiction ou pas, que la crise climatique est réelle ou pas. Car nous sommes entrés dans une étrange période où l’on passe plus de temps à se quereller à savoir ce qui est vrai ou faux qu’à regarder autour de soi, avec nos propres yeux. Ainsi, je crois que la fiction, sous toutes ses formes et pas seulement la romanesque, peut nous aider dans les turbulences à venir. Elle a déjà fait la preuve qu’elle influe sur le réel. Valeur-refuge pendant les derniers mois, la littérature a su tirer son épingle du jeu, et qui sait ce qu’elle a semé dans la solitude des foyers confinés.

Ce qui peut être vu comme un monde perdu – car nous ne reviendrons pas à la « normale », ayant été transformés, quand bien même toutes les mesures sanitaires tombaient demain – peut aussi être vu comme une libération d’une fiction qui ne tenait plus. Et le peuple lecteur traversera les vagues et les tempêtes en volant de page en page, comme il l’a toujours fait.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.