Bibliothèques

Emprunter des théories du complot, c’est possible

Alex Jones, Renaud Camus, Didier Raoult, Joseph Mercola… bien des auteurs controversés, voire complotistes, se sont trouvé une place au soleil sur les rayons de nos bibliothèques nationales et locales. Une situation que ces institutions publiques justifient, entre autres, par la liberté intellectuelle et l’accès démocratique à la culture, sans jugement.

Au sein de nos bibliothèques, il y a des noms qui font chanter (Vigneault, Hugo, Reno…), autant que d’autres font grincer. Sur des sujets aussi divers que la COVID, le 11-Septembre ou le « grand remplacement », un éventail d’ouvrages et de DVD signés par des personnalités très controversées, ou carrément conspirationnistes, est disponible pour consultation et emprunt.

Parmi les poids lourds, on note la présence d’Alex Jones, animateur américain notoire pour ses chapelets d’aberrantes théories du complot, allant des chemtrails à la tuerie de Sandy Hook – une mascarade, selon lui. Des exemplaires de DVD réalisés par ses soins (New World Order, Terror Storm) figurent aux catalogues de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et du Réseau des bibliothèques de Montréal.

D’autres personnalités taxées de conspirationnisme ont aussi voix au chapitre, telles que Joseph Mercola, médecin antivaccin ayant mené tambour battant une campagne de désinformation au sujet de la COVID. Son fer de lance The Truth About COVID-19 n’est pas disponible, mais ses vues sur la 5G sont consultables dans EMF*D : 5G, Wi-Fi & Cell Phones : Hidden Harms and How to Protect Yourself.

Dans la même cour, on trouvera aussi, en versions papier et numérique, The Real Anthony Fauci de Robert Francis Kennedy, un livre présentant le conseiller en chef de la Santé publique américaine comme un orchestrateur de la pandémie, ainsi que Plague of Corruption de Judy Mikovits, une virologue devenue infréquentable.

Côté francophone, le tristement célèbre professeur Didier Raoult a aussi sa place en rayon, avec son dernier opus Carnets de guerre COVID-19, offert à la Grande Bibliothèque, ou Au-delà de l’affaire de la chloroquine : comment l’industrie pharmaceutique pervertit nos systèmes de santé et met la nôtre en péril… proposé par le Réseau des bibliothèques de Montréal.

Enfin, on trouve également à l’emprunt chez BAnQ des chantres francophones du complotisme, tels que Renaud Camus, qui développe dans son essai La dépossession sa théorie du « grand remplacement », selon laquelle les populations européennes sont vouées à être substituées par les peuples de culture arabe et africaine. Notons aussi la présence de Thierry Meyssan, qui signe dans L’effroyable imposture une « enquête sur les attentats du 11 septembre 2001 [fondée] sur l’idée qu’ils auraient été perpétrés par une faction du complexe militaro-industriel pour provoquer les guerres d’Afghanistan et d’Irak ».

Libre de penser

Les bibliothécaires disent être au fait de la présence de titres sulfureux dans leurs catalogues, dont le développement est encadré par des principes et balises bien définis. Si les discours incitant à la violence ou à enfreindre la loi pourraient en être exclus, pour le reste, on préfère s’en remettre au principe d’accès démocratique et équitable à la culture et au savoir.

Une bibliothèque publique devrait-elle pour autant mettre à la disposition de ses abonnés des ouvrages réputés comme véhicules de désinformation ou largement décrédibilisés par la communauté scientifique ? Tant à BAnQ qu’au Réseau des bibliothèques de Montréal, on invoque la liberté intellectuelle.

« Notre rôle, ce n’est pas de juger ou de se substituer au jugement de nos usagers. Au contraire, c’est de les exposer à une diversité de points de vue, que l’on soit d’accord ou non avec ceux-ci, pour leur permettre de développer leur sens critique et de se forger leur propre opinion. »

— Mélanie Dumas, directrice de la collection de la Grande Bibliothèque

On retrouve par ailleurs dans les catalogues une importante quantité d’ouvrages critiquant la désinformation et les théories du complot.

« Les bibliothèques contribuent au développement et au maintien de la liberté individuelle, ont quant à eux répondu des responsables de la Ville de Montréal, par courriel. Elles aident aussi à sauvegarder les valeurs démocratiques fondamentales et les droits civiques universels, ne se substituent pas au jugement de leurs usagers et les laissent libres d’accéder, d’emprunter, de lire et de se forger leur propre opinion sur un sujet. »

Mme Dumas insiste sur « l’accompagnement » des abonnés qui fréquentent des lieux, par exemple en proposant ressources ou ateliers renseignant sur le mécanisme des fausses nouvelles ; des activités également proposées par les bibliothèques locales montréalaises, visant particulièrement la jeunesse.

Plusieurs librairies, notamment en France, et de grandes enseignes de la vente en ligne (Amazon) ont déjà essuyé des critiques pour avoir disposé dans leurs vitrines des titres très controversés… mais très vendeurs.

Certains chercheurs (comme Sylvain Delouvée, de l’Université Rennes 2, cité par l’AFP) avaient déploré le fait que les discours de désinformation, présentés sous la forme sérieuse d’un livre et moussés par les librairies, gagnent ainsi en crédibilité.

Les bibliothèques ne craignent-elles pas ainsi de se rendre complices de la fièvre complotiste en participant à sa diffusion ? « Cette information, si on ne la trouve pas à la bibliothèque, on la trouvera ailleurs. Mais en venant la chercher ici, on aura accès à une diversité de points de vue, à des professionnels de l’information qui peuvent nous outiller pour faire des choix sensés et vérifier les infos. C’est un accès démocratique et gratuit », plaide Mme Dumas, précisant que les plaintes du public à ce sujet sont extrêmement rares.

On préfère donc encadrer plutôt que de recourir à la censure – un mot auquel les bibliothécaires sont foncièrement allergiques. « Aux yeux des Bibliothèques de Montréal, il semble préférable que les personnes abonnées aient accès à ces livres controversés pour développer leur propre opinion à l’égard des idées qu’ils véhiculent plutôt que d’avoir accès uniquement à des articles ou textes d’opinion sur le sujet », a répondu la Ville de Montréal.

Enfin, on ne peut présumer de l’utilisation qui sera faite des théories tordues de certains auteurs ; qui pourraient, par exemple, être étudiées dans le cadre de recherches universitaires.

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