« Guerre contre la drogue »

Des familles en quête de justice

En 2016, Rodrigo Duterte s’est fait connaître mondialement en lançant sa « guerre contre la drogue », appelant ouvertement au « massacre des drogués ». Bilan : jusqu’à 30 000 victimes, tuées souvent dans des circonstances nébuleuses. Avec son départ et l'élection d'un nouveau président au printemps, les familles espéraient que justice soit faite. Mais elles risquent d'être déçues. Un dossier de Janie Gosselin

Faire parler les os

La crise économique liée à la COVID-19 a durement frappé les Philippines. Pour les proches de personnes tuées au plus fort de la « guerre contre la drogue », en 2016-2017, la hausse des prix coïncide avec la fin des baux de cinq ans contractés au cimetière.

Pour bien des familles, il est impensable d’accepter que l’être cher soit jeté dans une fosse commune, faute de pouvoir payer le renouvellement.

« Les gens qui ont été tués, ce sont les plus pauvres des pauvres », précise en visioconférence la Dre Raquel Fortun, jointe par La Presse à Manille.

Des organismes, comme Project Arise, fondé par le prêtre Flaviano Villanueva, offrent aux familles l’exhumation et la crémation. Mais avant de brûler les corps, la Dre Fortun, médecin légiste, souhaitait réaliser des autopsies. Pour apporter des réponses aux endeuillés, sceptiques devant les conclusions de la police. De nombreux organismes de défense des droits de la personne ont dénoncé des rapports de police incomplets, des certificats de décès falsifiés, des preuves fabriquées.

Le père Villanueva a donc commencé à acheminer l’an dernier les dépouilles à la morgue de l’université où travaille la Dre Fortun.

Contradictions

En un an, la Dre Fortun dit avoir reçu les restes de 60 personnes – 58 hommes et 2 femmes, précise-t-elle, âgés de 17 à 62 ans. Elle analyse leurs os – puisque c’est tout ce qu’il reste après cinq ans –, compare ses résultats avec les certificats de décès. Et soulève des doutes sur les versions officielles.

La police philippine a admis avoir tué des citoyens dans ses opérations. Ce qui est remis en question, c’est plutôt l’explication de légitime défense.

Le « nanlaban », ou refus d’obtempérer, a été fréquemment cité pour expliquer la mort de 5281 personnes dans des opérations antidrogues entre le 1er juillet 2016 et le 28 février 2019, selon les chiffres de la Philippine Drug Enforcement Agency – un nombre contesté.

Même si la Dre Fortun n’est pas experte en reconstruction balistique, l’emplacement des balles lui permet de douter, dans certains cas. « Par exemple, j’ai vu une entrée de balle dans le bras, qui n’est pas sortie, dit celle qui a étudié aux États-Unis, en montrant l’emplacement sur son propre biceps. Ça veut dire que la personne devait avoir les mains levées. Dans d’autres cas, il y avait des balles dans les poignets, ce qu’on appellerait une blessure défensive. »

Enquête de la CPI

En septembre 2021, la Cour pénale internationale (CPI) a autorisé l’ouverture d’une enquête pour « crimes contre l’humanité », visant notamment des meurtres extrajudiciaires, de la violence sexuelle et de la torture. Citant différents rapports et articles, le procureur de la CPI a estimé que de juillet 2016 à mars 2019, entre 12 000 et 30 000 civils auraient été tués dans des opérations liées à la « guerre contre la drogue », par des représentants des forces de l’ordre ou des civils jouant les justiciers.

« Ce n’est pas juste une question de meurtres ou de génocide, c’est une guerre contre les pauvres », affirme en visioconférence Patricia Lisson, présidente de la section canadienne de la Coalition internationale des droits de la personne aux Philippines (ICHRP Canada). L’organisme fait pression auprès de différentes instances pour demander justice.

L’enquête de la CPI a été interrompue pour permettre aux autorités philippines de faire ses propres investigations, comme le prévoient les règles de la Cour. Insatisfait des réponses, le procureur a demandé cet été la réouverture de la procédure ; les victimes ou leurs représentants ont jusqu’au 8 septembre pour déposer des informations additionnelles auprès de la Cour.

Nouveau président

La Dre Fortun ignore si les cas qu’elle analyse finiront par aboutir entre les mains d’un enquêteur ou devant un juge. L’élection en mai de Ferdinand Marcos Jr. et de sa vice-présidente Sara Duterte – fille de l’ancien président – laisse peu d’espoir d’une ouverture aux enquêteurs étrangers.

« J’espérais qu’il y ait un changement, que les experts légistes de la CPI soient accueillis, mais ça ne va pas arriver avec le nouveau président. »

— La Dre Raquel Fortun, médecin légiste

Du même souffle, la Dre Fortun souligne le manque d’expertise en la matière dans le pays.

En 2018, trois policiers de Manille ont été condamnés pour le meurtre d’un adolescent de 17 ans dans une opération antidrogue. Le gouvernement philippin a annoncé en juin 2020 la création d’une commission, après avoir admis devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU que les policiers avaient échoué à suivre le protocole dans « au moins 52 cas », impliquant quelque 150 policiers. Des enquêtes sont toujours en cours.

Êtres humains

Dans l’espoir que son travail puisse servir, la Dre Fortun consigne scrupuleusement tout ce qu’elle observe dans ses autopsies – réalisées bénévolement –, rêvant d’une longue pause pour taper tous ses rapports.

Surtout, elle ne perd pas de vue que les os sur sa table de travail ont d’abord été des êtres humains. En entrevue, elle se questionne tout haut sur l’alimentation de ces gens à la dentition désolante. Derrière ses petites lunettes noires, elle s’émeut du soin apporté par la famille au choix des vêtements pour le dernier repos du défunt.

« On ne perd pas son sens de l’humanité, remarque-t-elle. Je les vois comme des personnes. »

« Nous ne devrions jamais oublier »

D’origine philippine, Maria vit au Canada depuis les années 1990. À l’automne 2017, elle a reçu une nouvelle bouleversante : un proche, père de trois enfants, venait tout juste d’être abattu par la police. Chez lui, la nuit.

Les policiers ont affirmé qu’il avait résisté à son arrestation, liée à la drogue – ce dont sa famille doute.

« Peut-être qu’il prenait un peu de drogue, peut-être de la marijuana, mais pas de façon régulière, et il n’était certainement pas un vendeur », confie la femme, par visioconférence.

Bien qu’elle habite Toronto, elle refuse qu’on révèle son véritable nom, celui du trentenaire tué en 2017 ou le lien qui les unit.

« J’ai peur pour le reste de ma famille qui est là-bas, explique-t-elle. Ils pourraient être une cible facile. Il y a un climat de peur, ils n’obtiendraient pas de sympathie ou d’aide. »

La stigmatisation reste forte pour les proches des victimes de la « guerre contre la drogue », dit-elle.

Populaire

L’ancien président Rodrigo Duterte, qui a terminé son dernier mandat au printemps, jouissait d’une grande popularité dans plusieurs franges de la société, séduites par son franc-parler et ses méthodes fortes.

« Un bon nombre de personnes étaient favorables à l’idée de s’attaquer aux problèmes liés à la drogue », rappelle Georgi Engelbrecht, analyste senior à l’International Crisis Group, joint par téléphone à Manille.

« Mais quand les morts sont devenus de plus en plus nombreux, de plus en plus de secteurs de la société ont commencé à élever la voix. »

— Georgi Engelbrecht, analyste senior à l’International Crisis Group

La Cour pénale internationale

En 2018, alors que la Cour pénale internationale (CPI) commençait à se pencher sur la violence liée aux opérations aux Philippines, le président a annoncé le retrait de son pays du traité fondateur de la Cour. Il a par la suite interdit l’entrée dans le pays d’enquêteurs étrangers.

Ce qui n’a pas empêché la CPI d’ouvrir une enquête, pour la période où les Philippines en faisaient toujours partie. Elle a été suspendue en novembre pour permettre au pays d’enquêter lui-même, mais pourrait reprendre bientôt. Elle vise des crimes allégués qui auraient été commis de 2011 à 2019, soit les années de la « guerre contre la drogue », mais aussi celles où Rodrigo Duterte était maire de Davao.

Rodrigo Duterte ne pouvait se présenter pour un nouveau mandat et son départ faisait espérer une fin de l’impunité chez bien des familles.

L’élection de Ferdinand Marcos Jr. a refroidi leurs attentes.

Le nouveau président, élu en mai, a affirmé il y a quelques semaines qu’il n’avait pas l’intention de rejoindre la CPI. Il avait déjà indiqué qu’il ne soutiendrait pas l’enquête de la Cour, qui vise les politiques de son prédécesseur – et père de sa vice-présidente, Sara Duterte.

« Marcos sait que la guerre contre la drogue a été populaire, estime M. Engelbrecht. Mais il doit bien jouer ses cartes à l’international à cause de l’ombre de son père [le dictateur Ferdinand Marcos]. Il n’a pas fait de déclaration insensée. »

Enquête à distance

Les enquêteurs de la CPI ne pourront vraisemblablement pas se rendre dans le pays pour faire leur travail. Mais ce n’est pas un cas unique, souligne Miriam Cohen, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

« C’est sûr que pour faire une enquête comme ça, il faut recueillir les preuves autrement, elles doivent être apportées au bureau du procureur, mais elles doivent être toujours fiables. Ça rend les choses plus difficiles. »

— Miriam Cohen, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal

L’aboutissement de l’enquête et de possibles démarches judiciaires subséquentes pourraient prendre encore de nombreuses années, ajoute-t-elle.

Maria, de son côté, a fait des démarches, à partir du Canada, pour tenter d’obtenir des réponses sur la mort de son proche. Sans succès. Elle n’a pas soumis de témoignage à la CPI, pour respecter les vœux de sa famille aux Philippines. Mais elle continue de suivre les développements.

« Nous ne devrions jamais oublier ce qui s’est passé », dit-elle.

De 12 000 à 30 000

Nombre de personnes qui auraient été tuées, de 2016 à 2019, dans des opérations liées à la « guerre contre la drogue » menées par la police philippine ou par des civils jouant aux justiciers.

Source : Requête du procureur du CPI

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.