« Les gens, y pensent que… »

Les médias vous mentent, vous manipulent, vous cachent des choses.

On entend la chose à l’occasion. Mais ce qu’il y a de curieux avec cette affirmation, c’est qu’elle est souvent formulée par ceux-là mêmes qui se vantent… de ne pas consulter ces mêmes médias.

Ils ne lisent donc pas les journaux, mais savent qu’ils sont bourrés de faussetés et de mensonges.

Ils n’écoutent pas les bulletins de nouvelles, mais accusent les journalistes de manipuler les faits et d’en dissimuler d’autres.

Une accusation bien commode par ailleurs, car pas même besoin de preuves pour affirmer une telle chose.

En fait, ne pas être capable de trouver une preuve est en quelque sorte la preuve que les médias sont particulièrement bons à cacher des choses !

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Prenez Jeff Fillion, qui sévit pour quelques mois encore sur Radio X. Il a reçu un journaliste de Radio-Canada sur les ondes de radiopirate.com il y a quelques jours.

Tout le long de l’entrevue d’une demi-heure, l’animateur multiplie les accusations contre les grands médias qui n’auraient pas osé critiquer le gouvernement Legault une seule fois en deux ans de pandémie.

Je me suis demandé tout au long de mon écoute s’il allait citer une preuve, ou ne serait-ce qu’un exemple de cette complaisance… mais non.

Il répétait plutôt que cette complaisance était réelle… car « les gens » avaient le « feeling » qu’elle l’était.

Pas important qu’il y ait eu des centaines d’enquêtes et de dossiers publiés à La Presse, au Devoir, au Montreal Gazette et au Journal de Montréal durant le confinement. Pas important que TVA, Radio-Canada et Cogeco aient diffusé un nombre incalculable de nouvelles qui soulignaient les contradictions et errances du gouvernement.

Pas important non plus que les journalistes se soient fait autant critiquer au début de la pandémie (notamment par vous, les lecteurs de La Presse !), parce qu’ils étaient trop durs à l’endroit du premier ministre Legault.

Aux yeux de Jeff Fillion, « les journalistes servaient l’agenda politique, et ça, que ce soit vrai ou non, c’est la perception que les gens ont eue ».

« Les gens, a-t-il ajouté, ont vraiment eu le feeling, à tort ou à raison, que les journalistes étaient de connivence avec le gouvernement. »

Bref, peu importe que ce soit un fait ou non, donc. La preuve est dans le feeling.

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On pourrait bien sûr mettre ça sur le compte d’un sain sens critique. Rien de plus légitime que de remettre en doute la rigueur et le professionnalisme des journalistes.

Mais justement, ce qu’il y a de troublant avec les Jeff Fillion de ce monde, c’est qu’ils se donnent la « liberté » non seulement de critiquer, mais aussi d’accuser sans plus de fondement. En s’appuyant sur le qu’en-dira-t-on.

Dans cette même entrevue avec le journaliste Thomas Gerbet, l’animateur surfe ainsi sur cette idée que les journalistes n’ont pas assez challengé les autorités… pour conclure qu’ils sont responsables du nombre de morts élevé qu’a déploré le Québec ces deux dernières années.

Car voyez-vous, « les gens font un lien direct » entre la complaisance des médias, l’échec du gouvernement et l’hécatombe qu’a connue le Québec.

Pas un mot sur l’état du réseau de la santé, le nombre de lits par habitant ou les réformes passées qui ont aggravé la situation.

Le problème, ce sont les médias. Selon « les gens ».

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Mais si Fillion déteste tant « les grands médias », s’il ne les lit pas, ou du moins, s’il ne les lit pas assez pour avoir vu passer un seul texte critique en deux ans, comment peut-il conclure qu’ils ont mal fait leur travail ?

On touche ici un enjeu très contemporain né il y a une décennie à peine : l’impression d’être informé. Qui vaut aujourd’hui plus que l’être réellement.

On ne lit aucun journal, on n’écoute pas les bulletins de nouvelles, on ne regarde pas de téléjournal… mais on a l’impression d’être mieux informé que tous ces moutons qui se fient aux journalistes professionnels grâce à ses réseaux sociaux.

Un bon exemple de ce fléau très actuel : la critique acerbe des grands médias servie en début d’année sur Instagram par la femme d’affaires et influenceuse Élisabeth Rioux.

Rappelez-vous le mois de janvier dernier : des camionneurs avaient alors envahi le centre-ville d’Ottawa. Tous les médias avaient des journalistes sur place. Le convoi était suivi d’heure en heure. Des émissions spéciales jouaient en boucle.

Mais selon une story publiée par Élisabeth Rioux à ce moment-là, « tous les médias évitent le sujet ».

« En fait, AUCUN GRAND média n’en parle au Canada », écrivait-elle alors à ses 1,6 million d’abonnés…

Pas besoin de preuve pour écrire une telle chose. Car la preuve, c’est qu’il n’y avait rien sur ses réseaux sociaux, donc il n’y avait rien nulle part.

Pas de doute, pour être aussi critique envers les médias, Mme Rioux est persuadée d’être très bien informée. Tout comme Jeff Fillion est persuadé de l’être.

Et donc l’un et l’autre se plaignent d’une désinformation… qui est en fait la leur.

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