L’homme aux deux visages
Le silence est tombé sur la salle d’opération, jusque-là bruyante et affairée. Un silence révérencieux, entrecoupé par le bip régulier de l’électrocardiographe mesurant le pouls du donneur, en état de mort cérébrale. Après des heures d'intervention, après des années de préparation, le moment était venu.
Lentement, minutieusement, le Dr Daniel Borsuk et son équipe ont retiré le visage du donneur. Tous ont retenu leur souffle, comme s’ils réalisaient soudain ce qui était en train de se produire sous leurs yeux.
La nuit était tombée. Les chirurgiens se sont dirigés dans la salle d’opération voisine, en emportant avec eux le visage posé comme un masque sur un plateau stérile.
« Quand nous sommes entrés dans la salle du receveur, la réaction a été la même : “Oh, mon Dieu. Le voilà”. Ç’a été le silence total avant que quelqu’un ne dise : “Bon, on l’opère, oui ou non ?” »
— Le Dr Daniel Borsuk
Ils ont opéré. Ils ont vissé les mâchoires, suturé les veines et les nerfs. Quand ils ont desserré les artères, le sang a recommencé à circuler et le visage, irrigué, a repris ses couleurs – greffé à une nouvelle tête.
L'opération, réalisée en mai à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal, a duré 30 heures. Ce jour-là, l’équipe du Dr Borsuk a réalisé un exploit : la toute première transplantation faciale au Canada. Surtout, elle a redonné un visage à un homme qui n’en avait plus, ou si peu, depuis sept longues années.
L’accident
Chaque fois qu’il rencontre un nouveau patient, le Dr Daniel Borsuk lui demande : « Dans un monde idéal, que voudriez-vous ? » Souvent, c’est une femme qui lui répond : plus de seins, moins de rides.
Quand Maurice Desjardins est entré pour la première fois dans son bureau, en 2015, le Dr Borsuk lui a posé la question rituelle. « Je veux être capable de boire et de manger, lui a-t-il répondu. Je veux des dents. Je veux sortir avec ma petite-fille sans avoir à supporter le regard des autres. »
L’homme qui lui faisait face était défiguré depuis quatre ans. Son cou était percé d’une trachéotomie permanente. Il n’avait ni dents ni mâchoires. Deux trous béants à la place du nez. Une bouche difforme, triangulaire, qui lui donnait vaguement l’air d’un chat. Maurice Desjardins était une « gueule cassée », qui attirait autant de regards appuyés qu’il en détournait d’autres, révulsés.
C’est une balle qui l’a estropié, en janvier 2011. Le sexagénaire de Gatineau, entrepreneur en construction, aimait la chasse et possédait plusieurs armes. Ce jour-là, il avait bu. Il a toujours maintenu que le coup était parti accidentellement.
Depuis, Maurice Desjardins avait subi cinq interventions reconstructives. Tant bien que mal, on avait tenté d’ouvrir ses voies nasales et orales. Un bout de péroné, recouvert de peau prélevée sur sa jambe, faisait office de mâchoires. Sa langue était recroquevillée au fond de sa cavité buccale, bloquée par des cicatrices.
« Il était désespéré. Il ne voulait plus qu’on prenne des morceaux ailleurs sur son corps pour essayer de lui refaire un visage. Il avait encore mal, sept ans après sa plus grosse opération reconstructive. Il m’a demandé : “Est-ce qu’il y a quelque chose à faire ? Ça prend de la magie.” »
— Le Dr Daniel Borsuk
Le Dr Borsuk lui a répondu : « Oui, il y a quelque chose. Je peux te redonner un nez, des mâchoires, des lèvres. Ça s’appelle une greffe faciale. »
Maurice Desjardins s’est mis à pleurer. Pour la première fois, il voyait le bout du tunnel sombre et terrifiant dans lequel une balle perdue l’avait plongé.
L’espoir
Ce n’était pas gagné d’avance. La greffe faciale est encore une opération expérimentale ; la première a eu lieu en 2005, en France, sur Isabelle Dinoire, une mère de famille défigurée par un chien. Depuis, une quarantaine ont été réalisées dans le monde.
Mais Maurice Desjardins n’était pas entré dans le bureau de Daniel Borsuk par hasard. Ce chirurgien plasticien, qui partage son temps entre sa clinique privée de Westmount, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont et l’hôpital Sainte-Justine, était le seul Canadien à avoir participé à une transplantation faciale aux États-Unis, en 2012. Son mentor, le chirurgien américain Eduardo Rodriguez, avait dirigé la délicate opération sur Richard Norris, horriblement mutilé par une arme à feu.
L'opération était risquée. Et onéreuse. Pour la pratiquer à Montréal, Daniel Borsuk, 40 ans, savait qu’il devrait déployer des trésors de persuasion. « Quand vous entrez dans une salle de réunion et que vous dites : “Je vais prendre la face de quelqu’un et la mettre sur quelqu’un d’autre”, les gens vous croient fou ! »
Dans son bureau, le Dr Borsuk avait d’ailleurs prévenu son futur patient :
— Maurice, ça peut me prendre trois, quatre, cinq ans. Je dois monter une équipe. Il y a des règles au Canada, au Québec, des comités d’éthique, toutes sortes de choses…
— Peu importe. Tu me donnes espoir. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Maurice, tu risques de mourir sur la table d’opération…
— Parce que tu penses que j’ai une vie, maintenant ?
— Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas. Si tu es capable de le faire, fais-le.
Trois ans plus tard, le Dr Borsuk avait formé une équipe, convaincu la direction de l’hôpital, trouvé des ressources et rassuré les éthiciens. « Tout le monde a embarqué, dit-il. Face aux besoins du patient, il n’y avait qu’une seule réponse : il fallait le faire. »
À la fin de janvier 2018, tout était prêt. Transplant Québec, l’organisme qui gère les dons d’organes dans la province, a été chargé de trouver un donneur. Un seul nom a été inscrit sur la liste d’attente : Maurice Desjardins.