Applications de livraison

« Un mal nécessaire » pour plusieurs restos

L'entreprise Foodora, qui s’est placée à l’abri de ses créanciers, a cessé ses activités le 11 mai. Il reste néanmoins de nombreux acteurs dans le marché de la livraison de nourriture au Québec. Forts populaires en raison de la pandémie, ces applications ne font pas l’unanimité. Une nouvelle plateforme conçue ici tente d'ailleurs de rallier les restaurateurs mécontents.

Un dossier de Nathaëlle Morissette

Applications de livraison

« Pas terrible... Mais ça nous permet de rester ouverts »

En mode survie depuis la fermeture des salles à manger, plusieurs restaurateurs ont décidé d’avoir recours aux applications offrant la livraison de nourriture. Avec leurs commissions jugées anormalement élevées et un service parfois qualifié d’irrégulier, les Uber Eats et autre DoorDash sont en quelque sorte un « mal nécessaire », selon plusieurs d’entre eux.

« Les services de livraison, ce n’est pas terrible », lance sans détour Jacques Trottier, propriétaire du restaurant La Boulette, dans le quartier Rosemont à Montréal.

« Ce n’est pas régulier comme service et ça ne nous donne pas toujours une bonne réputation. Si un client n’est pas satisfait, s’il manque une frite, [l’entreprise] crédite la facture sans nous consulter. »

— Jacques Trottier, propriétaire de La Boulette

Avant la crise entourant la COVID-19, La Boulette, restaurant de quartier reconnu pour ses hamburgers, n’avait jamais utilisé de tels services. Pandémie oblige, M. Trottier a fait affaire avec Uber Eats. Mais puisque l’entreprise imposait une commission de 30 % sur les factures, il s’est tourné vers Skip the Dishes, qui lui demandait 25 %. Uber serait ensuite revenu à la charge en proposant 26 %. La Boulette est toutefois restée avec Skip.

Ce nouveau modus operandi, auquel sont contraints la plupart des restaurants qui veulent continuer à servir des plats à leur clientèle, permet à peine de se sortir la tête de l’eau, selon Jacques Trottier. « [Dans ces conditions], on ne fait pas de profit, affirme-t-il. Ça nous permet de rester ouverts et de payer les frais fixes. » Avec la préparation des commandes pour emporter et les livraisons, ce sont 20 employés sur un total de 30 qui ont pu continuer à travailler.

Laissera-t-il tomber le service au moment de la réouverture de sa salle à manger ? « Absolument, répond-il sans hésitation. Même si on ne peut remplir le restaurant qu’à 50 % de sa capacité. »

dispendieux

Chez Régine Café, spécialisé dans les déjeuners, on se familiarise avec les populaires applications. Les propriétaires ont longtemps hésité avant de finalement se tourner vers Uber Eats et DoorDash. « C’est une nouvelle business qu’on a ouverte ce matin [le 6 mai dernier] », illustre Pierre-Luc Chevalier, copropriétaire de l’endroit. « C’est très cher, dit-il en faisant référence aux commissions prises par ces entreprises. Quand on considère que, normalement, on fait entre 5 % à 7 % de marge. [C’est ce qui explique pourquoi] on a longtemps hésité. » Dans ces conditions, M. Chevalier n’écarte pas l’idée d’avoir éventuellement sa propre équipe de livraison.

« C’est sûr que le coût à payer [pour le service de ces applications] est assez cher », admet également Marc Latendresse, copropriétaire de La Banquise, véritable institution de la poutine située sur le Plateau Mont-Royal.

« Ce n’est pas le modèle d’affaires sur lequel on va s’enligner à long terme. On a hâte de retrouver notre salle à manger. C’est notre fonds de commerce. »

— Marc Latendresse, copropriétaire de La Banquise

La Banquise offre des livraisons depuis sept semaines. Jusqu’à tard dans la nuit, l’établissement avait l’habitude d’accueillir beaucoup de noctambules qui acceptaient de faire la file à l’extérieur pour une table où ils dévoreraient leur poutine.

En attendant, M. Latendresse, qui fait affaire avec Uber Eats et DoorDash, affirme que cette façon de faire est une « solution » qui permet d’amortir les frais et de garder à l’emploi près de 70 % des membres de son équipe.

Avantages

Ces grands acteurs donnent quand même accès à certains avantages en permettant notamment aux restaurateurs d’élargir leur clientèle. « Ces plateformes-là arrivent avec leurs abonnés », souligne Marc Latendresse.

Peter Mammas, président de Foodtastic, groupe qui possède notamment La Belle et la Bœuf et les rôtisseries Au Coq, affirme pour sa part que Uber Eats a su s’ajuster aux demandes de l’entreprise, notamment en s’assurant que les livreurs viennent chercher les commandes dans un délai maximal de 15 minutes. « Étant donné la situation, ça va relativement bien en ce moment », assure M. Mammas. Sur un total de 92 établissements, 30 sont demeurés ouverts et les livraisons du groupe ont triplé depuis le début de la crise.

Il a été difficile de parler directement aux différentes entreprises gérant ces plateformes. La Presse a contacté Uber Eats, DoorDash et Skip the Dishes. Elles ont toutes les trois refusé de nous donner le nombre de restaurants avec lesquels elles font affaire à Montréal et dans l’ensemble du Québec. Impossible également de savoir si elles ont enregistré une hausse du nombre de livraisons depuis le début de la pandémie. Ces plateformes se disent néanmoins sensibles à la situation vécue par les restaurateurs.

« La grande majorité des restaurants vit des moments difficiles et les plateformes de livraison comme Uber Eats peuvent constituer une option pour générer des revenus », a répondu par courriel Marc-Antoine Guérard, qui agit à titre de porte-parole, mais qui travaille pour une firme de communication indépendante. « Nous contribuons à stimuler la demande en élargissant la base de clients, en faisant des campagnes de promotion et en simplifiant le processus de commande. » On insiste également pour dire que l’entreprise a éliminé les frais de livraison – assumés par le client – sur les commandes de 20 $ et plus effectuées auprès des restaurants indépendants.

Dans des réponses officielles envoyées par courriel, Skip the Dishes et DoorDash ont affirmé avoir réduit les commissions demandées aux restaurants locaux sans toutefois donner de chiffres. Les sociétés ont par ailleurs souligné qu’elles avaient également permis aux établissements d’élargir la gamme de plats et de produits disponibles pour la livraison.

De son côté, Michel Lépine, propriétaire d’À la carte express, l’une des rares entreprises de livraison québécoises, confirme une augmentation de 10 % du nombre de restaurants adhérant à ses services. Malgré tout, sur un total de 150 établissements comptant parmi ses clients, seule une soixantaine sont actuellement ouverts et offrent la livraison.

Quelques acteurs

Uber Eats

Création : 2014

Siège social : San Francisco

Services au Québec : Montréal, Québec, Trois-Rivières et Sherbrooke

Skip the Dishes

Création : 2012

Siège social : Winnipeg

Services au Québec : dans une vingtaine de villes, dont Montréal, Québec, Saguenay, Gatineau et Saint-Jean-sur-Richelieu

DoorDash

Création : 2013

Siège social : San Francisco

Services au Québec : dans plus d’une dizaine de villes, dont Montréal, Québec, Longueuil, Laval, Saint-Jérôme, Lévis et Sherbrooke

À la carte express

Création : 1996

Siège social : Montréal

Services au Québec : Montréal

Plusieurs acteurs, même formule

« Pouvez-vous me dire la différence entre Skip et Uber Eats ? Je ne la vois pas comme client », affirme Sylvain Charlebois, professeur en distribution et politiques agroalimentaires à l’Université Dalhousie, à Halifax. Nombreux sur le marché, les acteurs, qui permettent aux clients de commander leur pizza ou leur poulet au beurre en quelques clics, auraient tout intérêt à diversifier leur offre pour se distinguer, selon le spécialiste.

Les ventes de repas commandés à l’aide d’une application de livraison de nourriture comme Uber Eats ou encore Skip the Dishes pourraient atteindre 2,5 milliards de dollars en 2020 au pays, comparativement à 1,5 milliard l’an dernier, selon une étude rendue publique cette semaine par l’Université Dalhousie. En confinement, les gens ont davantage recours à la livraison puisqu’ils ne peuvent s’attabler au resto.

Si la popularité de ces nombreux acteurs ne se dément pas, ceux-ci devraient profiter de l’occasion pour diversifier leur offre, estime Sylvain Charlebois. Selon lui, certaines applications pourraient « soutenir plus de petits marchands » au lieu d’avoir un amalgame allant de Tim Hortons au restaurant de quartier. « Pourquoi ne pas avoir une application pour de la cuisine indienne ? », se demande-t-il.

« Il y en a beaucoup trop qui sont pareils. Ils agissent de la même façon, qu’il s’agisse de Subway ou d’un petit restaurant indépendant. Je pense qu’il y a un manque de maturité. »

— Sylvain Charlebois, professeur à l’Université Dalhousie

De son côté, Michel Lépine, propriétaire d’À la carte express, l’une des rares entreprises de livraison québécoises, estime que, diversité ou pas, « il y a trop de joueurs ».

Au début de la pandémie, il a même songé à suspendre ses activités, comme l’a fait son compétiteur GOLO. C’est que À la carte express se spécialise surtout dans les livraisons aux entreprises qui sont, pour le moment, fermées. M. Lépine a finalement décidé de se concentrer sur les services à domicile et a réussi à recruter de nouveaux restaurants… malgré la compétition.

Une nouvelle plateforme pour rallier les mécontents

Devant l’insatisfaction de certains propriétaires face aux commissions jugées anormalement élevées que demandent les Uber Eats et autres DoorDash, un nouveau joueur québécois, la plateforme web PIZZLI, a sauté dans l’arène il y a plusieurs semaines pour aider les restaurateurs à gérer les demandes des clients, et ce, à moindre coût.

À la suite de la décision du gouvernement de fermer les restaurants, Matthieu Bonneau, propriétaire du bistro Le coup monté, qui compte un établissement à Repentigny et un à l’Assomption, a annoncé à ses clients qu’il prendrait désormais les commandes téléphoniques pour des plats à emporter. 

« Quelle mauvaise idée ! », lance-t-il spontanément en se rappelant cette journée. La ligne était toujours occupée. Les clients lui envoyaient des messages sur Facebook. Il ne savait plus où donner de la tête. Pas question pour lui de se tourner vers Uber Eats ou DoorDash, car il qualifie les commissions demandées « d’insultantes ». « C’est complètement fou ! »

Il a donc demandé à ses amis Jérémie Bergeron et David Desjardins, à la tête d’Intek, entreprise spécialisée dans la création d’interfaces, d’élaborer pour lui une plateforme web pour gérer les commandes en ligne. Ils ont planché sur le projet pendant une nuit entière. De là est née PIZZLI. Depuis, une trentaine de restaurants l’ont adoptée.

Le concept est simple. Les restaurants participants se retrouvent tous sur la même plateforme et c’est à cet endroit que le client fait sa commande pour emporter ou pour la livraison. Le tout est directement acheminé dans le système de chacun des établissements. 

À noter que PIZZLI n’offre pas de service de livraison.

« On encourage les restaurants à réengager leurs employés pour qu’ils deviennent livreurs. »

— Jérémie Bergeron, cocréateur de PIZZLI

M. Bergeron y voit là une façon de faire travailler le plus de gens possible. PIZZLI prend 3 % du montant sur chaque transaction. 

« Pour les restaurateurs, ce système est quatre à cinq fois moins cher que les autres applications », soutient M. Bergeron. Depuis la mise en ligne de la plateforme à la fin mars, quelque 5000 commandes y ont été effectuées.

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