Comment bien voyager en restant chez soi

Avec son chien Babine, Annie Roy se promène sur la place des Festivals inondée de soleil pendant que les équipes s’affairent à monter les installations et les expositions de l’évènement Le grand voyage, qui se tient jusqu’à dimanche. Ça fait un bien fou de voir du monde s’activer sur le site festif de Montréal. Juste ça rend heureux, alors que ce projet est déjà rempli de bonté.

Pour Annie Roy, directrice et cofondatrice de l’ATSA – Quand l’art passe à l’action, qui organise depuis plus de 20 ans des évènements socioartistiques, chaque aboutissement de projet est une sorte de miracle, encore plus depuis qu’elle a perdu son compagnon de vie et cofondateur de l’ATSA, Pierre Allard, qui a succombé à un cancer foudroyant en 2018.

« Je suis fière de moi, dit-elle, pendant que nous sommes assises sur le gazon, masquées, à regarder les œuvres prendre vie, en caressant Babine couchée entre nous deux. Dans le deuil, on a une très grande peine, mais on découvre aussi de très grandes forces qu’on a en soi. J’ai continué la mission de l’ATSA, ce n’est pas facile, mais je trouve que mon moteur est encore actif. C’est comme si ces moments-là, je les vivais de manière intense. Quelle belle journée aujourd’hui, il fait beau, on est dans un espace entouré d’art. Je suis fière d’offrir ça aux Montréalais dans cette grisaille de la pandémie. Pour traverser des moments difficiles, il faut pouvoir célébrer ce qu’on aime dans la vie. »

J’ai suivi Annie Roy et Pierre Allard à leurs débuts, quand ils avaient créé un camp de réfugiés pour les itinérants au parc Émilie-Gamelin pour État d’urgence, sous un froid de canard et un vent à écorner les bœufs. Pour eux, l’art a toujours rejoint les causes sociales. Cette année, on se penche sur les enjeux migratoires et la situation des immigrants dans notre ville. Près de 25 artistes de toutes origines ont participé au parcours à ciel ouvert sur la place des Festivals, où nous pouvons voir des œuvres comme un « container » qui déborde de souliers, en hommage à ceux qui doivent faire de longs chemins pour trouver une vie meilleure, ou un autobus coloré recouvert de photos et de dessins de personnes immigrantes. Les moyens de transport (ça inclut les souliers) sont un thème artistique.

« Il y a un mot qu’on n’ose peut-être plus dire au Québec, mais ça prend de la foi, note Annie Roy. Tu mets ton avenir entre les mains de tu ne sais pas quoi. Tu pars, et tu ne sais pas ce qui va t’arriver. Mais c’est ça la vie, c’est un grand voyage. J’ai perdu mon conjoint, et à 50 ans, je suis veuve. Jamais je n’aurais pu imaginer ça. On ne peut pas savoir de quoi est fait le lendemain, on vit d’espoir, mais on n’a pas le choix de faire face à ce voyage-là, et ce qu’il va nous apporter comme embûches. Les personnes qui migrent sont pleines de cette espèce de vibration très forte d’espoir et de courage. »

« Avec la pandémie, on va chercher dans nos ressources intérieures des choses qu’on ne savait pas qu’on avait, pour être capables de continuer de mois en mois. Parce que quel autre choix a-t-on ? »

— Annie Roy

Dans ce paradoxe où nous souffrons d’être assignés à résidence alors que d’autres souffrent pour en obtenir une, Le grand voyage veut au fond faire se rencontrer les deuils et les espoirs, parce que nous avons tant à apprendre les uns des autres.

Les mesures sanitaires obligent bien sûr à ce que plusieurs activités se fassent en ligne – partys de cuisine, ateliers, conférences ; je vous invite à aller voir la programmation sur le site de l’ATSA à la fin de ce texte. Mais l’autre volet très émouvant de l’ATSA est Cuisine ta ville, où l’on donne une voix aux nouveaux arrivants, qui en est à sa troisième année. En 2020, ça devait se déployer en format tournée dans sept arrondissements, mais la pandémie en a décidé autrement. C’est devenu le parcours-balado Cuisine ton quartier, dans lequel Annie Roy a mené 82 entrevues avec des immigrants et des réfugiés, qu’on peut écouter en ligne, sur le site de la place des Festivals ou directement dans les sept parcs des arrondissements où ces gens vivent (de Montréal-Nord à Saint-Laurent, en passant par Saint-Léonard ou Pierrefonds-Roxboro).

« On parle de personnes qui ont des vécus extraordinaires, souligne Annie Roy. Beaucoup de gens au Québec aujourd’hui qui viennent d’ailleurs ou qui sont de deuxième génération ont beaucoup à dire sur leur cheminement identitaire. C’est super important, je pense, de les écouter et de comprendre davantage. D’un projet avorté, on a finalement fait un projet magnifié, qui donne la parole à des gens qui sont tellement fiers et qui comprennent qu’ils vont se retrouver de manière pérenne dans un parc de la ville. Il y en a qui en pleuraient. On fait du bien. »

Malgré sa douloureuse absence, Pierre Allard est présent sur le site dans une œuvre d’Annie Roy, Six pieds sous ciel, pour laquelle elle a déniché des ailerons d’avion où nous sommes invités à réfléchir en douceur à ceux qui sont partis.

« J’ai eu l’idée folle de trouver des ailerons d’avion et de vouloir qu’on se couche en dessous, dans un lieu un peu improbable de contemplation, hors du temps et des émotions fortes, où on peut reposer son âme, et penser à ceux qui nous aiment d’une manière plus calme. Je suis rendue là. »

— Annie Roy

Nous sommes quelques heures avant le coup d’envoi officiel jeudi, en présence de dignitaires et des participants au projet. Annie Roy a invité les gens à écrire à la craie sur le trottoir les noms des œuvres et des artistes qui nous ont aidés pendant la pandémie – ou pendant n’importe quel moment sombre. Parce que l’art nous a beaucoup manqué, estime-t-elle. « Il nous faut premièrement manger et avoir un toit, mais si on n’est pas habité, la vie peut être encore plus difficile. Je trouve ça important d’être là, de faire une proposition artistique et à la fois une sensibilisation sur un enjeu important. Qu’on réfléchisse à notre société qui change, qui se mélange, et de mettre l’art de l’avant. La pandémie, ça a été dur, et ça l’est encore, mais j’aimerais que l’on célèbre qu’on a ici des artistes qui ont des propositions extraordinaires. »

Si vous passez par le Quartier des spectacles, allez jeter un coup d’œil, ça en vaut la peine. Après tout, il n’y aura pas de Festival de jazz ni de Francos cet été. Et puisque c’est l’ATSA, c’est bien sûr gratuit. Comme la gentillesse.

Le grand voyage sur la place des Festivals jusqu’au 16 mai

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