Discussion sur le campement

Claire Frankel et Ari Nahman sont deux étudiants d’origine juive. L’une a participé à la manifestation pro-israélienne du 2 mai à McGill. L’autre fait partie de ceux qui se sont installés à demeure sur le campus de l’université. Les deux ont accepté de discuter avec nous de la situation au Proche-Orient et des manifestations. Voici leur témoignage, au moment où la Cour supérieure doit se prononcer sur le démantèlement du campement propalestinien. un dossier de Vincent Brousseau-Pouliot

« Nous voulons voir des actions concrètes »

« Nous ne sommes pas ici pour obtenir un compromis. […] Nous aimerions quitter le campement, mais nous voulons voir des actions concrètes », dit Ari Nahman.

Ari Nahman, qui a vécu toute sa vie à Montréal et qui étudie à l’Université Concordia, fait partie des manifestants propalestiniens du campement de McGill, et y a dormi tous les jours sauf un.

Ari est une personne juive, va régulièrement à la synagogue et épouse aussi la cause palestinienne. Iel* porte d’ailleurs un collier avec l’étoile de David (symbole de la religion juive) et un keffieh palestinien. « C’est important de les voir les deux ensemble. J’ai grandi avec beaucoup de diversité dans mon entourage. J’ai été sensibilisé·e à la cause palestinienne. »

Iel appuie les quatre grandes revendications du campement de McGill. Les manifestants demandent essentiellement aux universités McGill et Concordia de :

1. Vendre leurs investissements dans des entreprises d’armement qui ont des contrats avec Israël ;

2. Défendre le droit de manifester sur le campus ;

3. Dénoncer ce que les manifestants qualifient de « génocide » en Palestine ;

4. Faire preuve d’une plus grande transparence financière sur leurs investissements.

« Les universités ont été très rapides à condamner la Russie, mais elles ont plus de difficulté à nommer le fait que [ce qui se passe en Palestine] est un génocide », dit Ari Nahman, qui est membre de Voix juives indépendantes, un organisme qui fait la promotion de la justice et de la paix pour tous en Israël et en Palestine.

L’utilisation de l’expression « génocide » pour désigner ce qui se passe en Palestine actuellement fait débat.

Qu’est-ce qu’un génocide ? Selon la Convention sur le génocide, est coupable de génocide celui qui commet, dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux, l’un des actes suivants : meurtre de membres du groupe, atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique, mesures visant à entraver les naissances, transfert forcé d’enfants du groupe.

L’ONU et le Canada n’ont pas adopté l’expression « génocide » pour qualifier les actions d’Israël en Palestine. La Cour internationale de justice n’a pas non plus tranché le débat, mais a demandé à Israël de prendre « des mesures immédiates » pour empêcher un génocide à Gaza. La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens, Francesca Albanese, estime qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide a été atteint1.

Depuis les attentats terroristes du 7 octobre 2023 par le Hamas, l’armée israélienne a tué environ 35 000 Palestiniens à Gaza1. Lors des attentats du 7 octobre, le Hamas a tué environ 1200 Israéliens, et plus d’une centaine d’otages restent détenus.

Dans un tel contexte, les manifestants de McGill veulent que leurs universités cessent d’investir dans des entreprises d’armement qui ont des contrats avec Israël, comme Lockheed Martin dans le cas de McGill.

« Il y a eu plusieurs étapes avant de se rendre à un campement. Cette mesure d’action directe a suivi plusieurs mois de pétitions, de conférences, de tentatives de dialogue avec la direction. On est maintenant arrivé à l’étape du campement. »

— Ari Nahman

« McGill veut qu’on parte avant la remise des diplômes [fin mai]. Nous, on veut que McGill désinvestisse avant la remise des diplômes », disait Ari Nahman lors de notre entrevue jeudi dernier, avant que l’université annonce son intention de demander une ordonnance de la Cour supérieure pour le démantèlement du campement.

Ari Nahman, 24 ans, qui étudie en culture et religion à Concordia, fait valoir que le campement, qui compte environ 130 personnes, est pacifique. On y organise des conférences, on y diffuse des films en fin de soirée, on y prie. « Le vendredi soir, les juifs prient vers 19 h, puis les musulmans vers 20 h. On prend soin les uns des autres. C’est une structure communautaire collective. On a de la nourriture, des dons, des activités », dit Ari.

Ari Nahman affirme ne pas avoir observé d’actes antisémites sur le site du campement, et estime que critiquer Israël ou le sionisme n’est pas antisémite.

« Il faut arrêter de faire cet amalgame. Critiquer Israël et critiquer les Juifs, ce n’est pas la même chose. »

— Ari Nahman

Ari Nahman trouve qu’il est difficile de discuter avec les manifestants pro-israéliens. « Je me suis fait traiter de djihadiste ce matin [à cause de son keffieh palestinien]. Ils ne viennent pas pour dialoguer. Ils me disent : “Tu ne penses pas aux otages ?” Bien sûr, j’y pense. Mais je pense aussi aux camps de détention d’Israël. »

Selon Ari Nahman, il faut absolument un cessez-le-feu immédiat au Proche-Orient. « Est-ce qu’il est possible d’avoir un dialogue entre les deux [camps] ? Je crois que oui, mais il faut du temps pour faire ses deuils. Il faut une pause des bombardements pour retourner dans sa communauté. Tout le monde a besoin de faire des deuils. Il faut gérer les traumatismes, et après on pourra parler. »

* Iel est le pronom qu’Ari nous a demandé d’utiliser.

« Je ressens leur douleur »

En cette ère de clivage grandissant, on a tendance à séparer les gens en deux camps. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, vous êtes soit avec Israël, soit avec la Palestine.

L’histoire de Claire Frankel contient beaucoup de nuances.

Claire Frankel, qui est juive, étudie à l’Université McGill. Elle est canadienne. Elle est fellow du Congrès juif mondial. Elle était à la manifestation pro-israélienne du 2 mai dernier devant McGill.

Ce qui ne l’empêche pas, dit-elle, de comprendre les manifestants propalestiniens du campement de McGill. « Je ressens leur douleur. La très grande majorité est là pour les bonnes raisons. Nous voulons tous la paix. Comment peut-on vouloir autre chose ? »

Mais Claire Frankel s’inquiète aussi de la montée de la haine et des incidents antisémites à l’Université McGill.

« Il faut conserver notre humanité. Je suis contre la déshumanisation de tout peuple. Je condamne aussi tout fanatisme [bigotry] à l’encontre des Palestiniens. L’islamophobie est aussi en hausse au Canada. La haine dirigée vers les deux communautés [juive/israélienne et arabe/palestinienne]. Il faut s’en occuper. »

— Claire Frankel

Depuis le début du campement, elle dit entendre chaque jour sur le campus des slogans comme « Tous les sionistes sont racistes » et « Tous les sionistes sont terroristes ». Elle dit les entendre plusieurs fois par semaine depuis les attentats terroristes du 7 octobre 2023 par le Hamas. Elle estime que ces slogans sont antisémites.

« J’ai perdu des proches dans les attentats du 7 octobre, dit-elle. En plus de gérer mon deuil et les conséquences de la guerre, il y a des incidents antisémites. Je comprends que ces slogans sont très accrocheurs [catchy], et que les gens se laissent entraîner par l’effet de foule [mob mentality]. La plupart des gens [au campement] ne sont pas antisémites, ils ne diraient pas ou ne feraient pas intentionnellement des choses pour déshumaniser les Juifs. Mais ça a rendu l’environnement très hostile. C’est vraiment difficile pour moi de me concentrer, de vouloir être sur le campus. »

« Beaucoup de manifestants veulent être une voix pour les gens opprimés, dit-elle. Mais il y a des organisations, parmi celles qui ont mené le mouvement lié au campement, qui exploitent l’empathie des gens en leur faisant dire des choses antisémites. »

***

La semaine dernière, Claire Frankel s’est rendue à Ottawa où elle a participé à une conférence de presse pour dénoncer les actes antisémites sur les campus.

« Je ne veux pas faire l’objet d’antisémitisme quand j’essaie d’étudier à l’école », résume l’étudiante en science politique et en histoire.

Plus tôt cette année, six étudiants ont formé une ligne devant elle avec des pancartes pro-Palestine. « Je ne disais rien, je ne leur avais pas parlé, dit-elle. Je suis partie. C’est un environnement hostile pour quiconque est perçu comme appuyant Israël. »

Claire Frankel a beaucoup d’empathie pour les Palestiniens.

« Je suis horrifiée par ce qui se passe à Gaza, et je veux que les otages [israéliens] rentrent à la maison. C’est une situation horrible. »

— Claire Frankel

Elle est fortement opposée au gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Elle souhaite qu’il y ait des élections en Israël, et que les électeurs remplacent le gouvernement Nétanyahou. « Mes amis ont manifesté contre Nétanyahou [avant la guerre], dit-elle. Beaucoup d’Israéliens jugent les actions de Nétanyahou déplorables, à Gaza et ailleurs. » Mais elle ne veut pas non plus qu’Israël vive à côté d’un pays dirigé par le Hamas, une organisation terroriste. Elle est favorable à la solution à deux États, où Israéliens et Palestiniens auraient chacun leur État. « Je veux la paix, la prospérité, la dignité pour les Palestiniens et les Israéliens. »

Que peut-elle faire, comme étudiante de 23 ans, pour contribuer à la paix ? « Ça commence sur le plan individuel, dit-elle. Le gouvernement Nétanyahou, le Hamas et la République islamique d’Iran ne se préoccupent pas de leurs populations, mais de leurs propres intérêts. Nous jouons le jeu de ces régimes autoritaires quand nous semons la haine l’un envers l’autre. »

Et le campement ? « Tout le monde a le droit de se faire entendre, mais ça doit être fait en respectant les politiques de McGill, dit Claire Frankel. Nous avons ici deux groupes [la direction de l’université et les manifestants] qui ne veulent pas faire de compromis. J’ai peur de ce qui peut arriver avec une intervention policière. »

Antisionisme ou antisémitisme ?

Le slogan « Tous les sionistes sont racistes » a été entendu à répétition autour du campement propalestinien de McGill. S'agit-il d'une affirmation antisémite? Les avis sont partagés, même au sein de la communauté juive. Explications.

Dans une vidéo filmée pendant une manifestation du 2 mai à l’Université McGill (diffusée sur X), on entend une dizaine de manifestants propalestiniens scander « Tous les sionistes sont racistes, tous les sionistes sont des terroristes ». L’un d’eux dit à un Juif de « retourner en Europe ».

Soyons très clairs : dire à un Juif de « retourner en Europe », comme le fait un manifestant dans la vidéo du 2 mai, est un comportement antisémite qu’il faut condamner avec la plus grande fermeté. Il n’y a aucun débat à avoir là-dessus.

Claire Frankel, une étudiante de l’Université McGill, dit entendre le slogan « Tous les sionistes sont racistes » tous les jours sur le campus depuis le début du campement.

Ce slogan est-il antisémite ? Ça dépend à qui on pose la question.

Un sioniste est une personne qui appuie l’existence d’un État pour les Juifs en Israël. Ça ne veut pas dire qu’elle est contre la création d’un État palestinien (solution à deux États) ou qu’elle est d’accord avec la riposte d’Israël aux attentats du 7 octobre 2023.

Par exemple, le premier ministre Justin Trudeau se dit à la fois sioniste et favorable à un État palestinien.

À mon avis, affirmer que « tous les sionistes sont racistes » et que « tous les sionistes sont terroristes » est une généralisation exagérée, inexacte et contre-productive. C’est comme si on disait que tous ceux qui appuient la cause palestinienne appuient le terrorisme parce que le Hamas, une organisation terroriste, dirige Gaza. On peut appuyer la Palestine et être contre le Hamas. On peut appuyer l’existence d’un État pour le peuple juif en Israël tout en condamnant les atrocités commises à Gaza par Israël depuis octobre.

Mais dire que « tous les sionistes sont racistes » est-il antisémite ?

Claire Frankel considère ce slogan comme antisémite. Beaucoup de gens dans la communauté juive aussi. « Le sionisme, c’est la croyance que le peuple juif a droit à un État. La majorité de la communauté juive est sioniste. On sait très bien que quand on parle des sionistes, on parle des Juifs. C’est assez clair », dit Eta Yudin, vice-présidente du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, qui représente les fédérations juives du Canada.

Mais beaucoup de gens dans la communauté estiment aussi que ce slogan n’est pas antisémite, et ils ont d’excellents arguments à faire valoir.

L’antisémitisme, c’est le racisme dirigé contre les Juifs.

Si un manifestant scandait « Tous les Juifs sont racistes », ce serait un acte antisémite qu’il faudrait dénoncer avec la plus grande fermeté.

Mais quand les manifestants scandent « Tous les sionistes sont racistes », ils dénoncent le sionisme comme idéologie politique et comme régime politique, estiment plusieurs intervenants.

En Israël, il y a des Juifs antisionistes (ils sont très minoritaires).

L’organisme Voix juives indépendantes estime que le slogan « Tous les sionistes sont racistes » n’est pas antisémite. « Je ne le scanderais pas personnellement, car il faudrait apporter des nuances, dit Niall Clapham Ricardo, porte-parole de l’organisme. Mais ce n’est pas antisémite de critiquer le sionisme comme idéologie politique où les Juifs ont une primauté sur les autres peuples qui vivent à l’intérieur des frontières d’Israël. »

Le professeur d’histoire Yakov M. Rabkin est aussi d’avis que ce slogan n’est pas antisémite. « Ce slogan se rapporte à une réalité politique, pas aux Juifs. Le sionisme est un choix politique. Les gens qui scandent ces slogans considèrent que les sionistes sont racistes. On peut débattre de ce point de vue, mais il n’est pas antisémite », dit M. Rabkin, qui est professeur émérite du département d’histoire de l’Université de Montréal.

La création de l’État d’Israël

L’Allemagne nazie extermine six millions de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. L’Holocauste, c’est ce que les hommes ont fait de plus épouvantable au XXe siècle. Après la guerre, la communauté internationale décide de créer un État pour le peuple juif, qui n’avait pas de pays où il était majoritaire et pouvait se réfugier durant la Seconde Guerre mondiale. L’État d’Israël est créé en 1948. La guerre occasionnée par la création de l’État d’Israël force l’exode de 700 000 Palestiniens en 1948.

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