Diversité dans les conseils d’administration

333
administrateurs, 10 Noirs, 0 né au Québec

Quelle est la représentation noire dans les conseils d’administration des 30 plus grandes sociétés québécoises cotées en Bourse ? La Presse a fait le calcul : 3 % des administrateurs sont des personnes noires et aucune d'elles n’est née au Québec.

Un dossier de Marc Tison

Représentation noire

Un peu moins que dans la population

Assénons d’abord la donnée de base : 10 personnes noires sur 333 sièges. Ou 3 %.

C’est le résultat de la compilation effectuée au début d’août après avoir scruté les 30 plus importantes entreprises ayant leur siège social au Québec.

Constat : il y a progrès, et progrès récent : le même exercice effectué en mai dernier montrait une proportion de 2,5 %.

« C’est peu », jette l’administratrice et analyste québécoise d’origine haïtienne Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, Québec et Atlantique chez TD, qui siège elle-même à divers conseils d’administration.

Elle réagit à ces chiffres : « Je n’ai pas été choquée, je n’ai pas été rassurée », formule-t-elle.

« Quand j’ai vu 10 sur 333, très sincèrement, je me suis dit : ça m’a l’air juste comme chiffre parce que c’est ce qu’on décèle dans le milieu par rapport au manque d’opportunités et au peu de personnes issues des communautés noires dans cette sphère décisionnelle. »

« Pour moi personnellement, ce n’est pas suffisant, ajoute-t-elle, mais c’est à peu de choses près la proportion des communautés noires sur la population en général, qui se situe entre 3,5 et 4 %. »

Au recensement de 2016, 319 230 Québécois ont déclaré être noirs, sur une population totale de 8 164 361. Cette proportion de 3,9 % (3,5 % dans l’ensemble du Canada) s’est assurément accrue depuis lors. Selon les projections démographiques de Statistique Canada, la communauté noire pourrait représenter entre 5 % et 5,6 % de la population canadienne d’ici 2036.

À Montréal même, où sont installés les trois quarts de ces 30 sièges sociaux, la proportion de la population noire se situait à 9,5 % en 2016.

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C’est peut-être le chiffre le plus inquiétant : zéro.

Sur les dix administrateurs issus de la communauté, aucun n’est né au Québec.

« Ça peut être du hasard, il peut y avoir des explications », indique Claude Francœur, professeur à HEC Montréal, titulaire de la Chaire de gouvernance Stephen-A.-Jarislowsky et expert reconnu de la diversité au sein des conseils d’administration, qui hésite à tirer des conclusions sur la base d’un échantillon aussi restreint.

« Mais en même temps, je trouve que ça peut être révélateur. Il faut absolument qu’on en trouve chez nous aussi. Ce n’est pas normal. Donc il faut chercher plus fort. Si les candidats ne sont pas là, il faut les créer, il faut les former. »

— Claude Francœur, professeur à HEC Montréal

« Est-ce que ce sont les entreprises qui ne cherchent pas assez, ou le bassin qui n’est pas assez garni ? demande-t-il. C’est à voir. Au moins, on est rendus à poser la question. »

Déborah Cherenfant a elle-même constaté le phénomène sur le terrain.

« De mon observation personnelle, c’est vrai qu’on ne voit pas beaucoup d’opportunités pour les personnes issues des communautés noires qui ont une carrière sans faute », expose-t-elle.

« Oui, il y a un peu plus de place qui est faite dans les médias, dans les comités, dans les emplois, dans des rôles de direction. Mais dans des endroits, disons, choyés ou réservés à certaines élites du monde des affaires, c’est vrai qu’il y a un manque d’opportunités pour les personnes noires en particulier et pour d’autres minorités visibles de façon générale. »

Un plafond de béton s’étend au-dessus de leurs têtes, dit-elle. Son opacité ne laisse même pas entrevoir le cénacle.

3 %

Une part de 3 % : « Ce n’est pas mal quand on compare… », lance Claude Francœur.

Il appelle d’abord à la barre des témoins le Canadian Council of Business Leaders against anti-Black Systemic Racism, un organisme fondé en Ontario par une coalition de chefs d’entreprise qui veulent contrecarrer le racisme systémique.

« Eux, ils ont une cible globale de 20 % de gens qui seraient issus des communautés autochtones et des gens de couleur. En sous-cible, ils visent 3,5 % de personnes noires dans les conseils d’ici 2025. Vos entreprises à siège social québécois sont déjà tout près de ça. »

Il cite une autre étude menée par l’Université métropolitaine de Toronto (autrefois Université Ryerson) qui répertorie la composition des C.A. d’entreprises situées dans les grandes villes canadiennes.

« Les Noirs représentent 2 % des sièges de ces C.A., relève-t-il. La distribution des personnes noires dans la population en général dans ces grandes villes est de 5,6 %. Ça donne une idée des chiffres, et des efforts qui sont faits au Canada pour essayer d’augmenter ce type de diversité. »

80 % de femmes

La statistique la plus étonnante est peut-être celle-ci : 8 personnes noires sur les 10 qui siègent aux C.A. de nos 30 entreprises sont des femmes.

« Là, il y a quand même quelque chose d’intéressant. C’est sûr qu’on a dépassé la zone paritaire », se réjouit Déborah Cherenfant.

Mais pourquoi une si grande proportion ?

On pourrait soupçonner que certaines sociétés tendent à recruter des femmes noires pour cocher deux cases de diversité avec une seule candidature.

Claude Francœur ne peut le confirmer, « mais ça regarde drôle ! », lance-t-il.

« Les entreprises ont de la pression sociale pour faire ça. C’est possible que ça dérape un peu, mais au moins, l’effort est là. Et il faut continuer. »

— Claude Francœur, professeur à HEC Montréal

Déborah Cherenfant n’y voit rien de répréhensible, si le résultat est d’accroître la présence noire et féminine dans les C.A.

« Pour moi, ce n’est pas du tout un malaise, non plus que de me faire interpeller ou d’être choisie pour siéger à un conseil d’administration parce que je cumule ces différents éléments. Plusieurs conseils d’administration m’ont contactée justement pour ces raisons-là. Quelquefois je dis oui, quelquefois je dis non, en fonction de mon intérêt. »

Encore faut-il que ces administrateurs noirs ne soient pas considérés comme des trophées dont on n’attend qu’une silencieuse figuration. « Ça, ça arrive », dit-elle.

8/10 aux États-Unis

Sur les dix administrateurs noirs, sept vivent ou sont nés aux États-Unis – huit sur dix, si on y ajoute un Québécois né au Mali, qui vit depuis peu en Floride pour s’approcher de l’entreprise dont il dirige une des filiales.

Les deux autres, un homme et une femme, sont nés en Ontario.

« Ça traduit un peu ce qu’on a vu dans les derniers rapports de SpencerStuart, qui fait un inventaire complet de tout ça », indique François Dauphin, président-directeur général de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP).

« Il y a une petite remarque de bas de page qui dit qu’on fait de plus en plus appel au recrutement à l’international et que c’est souvent de cette manière qu’on vient cocher nos cases de diversité. Est-ce que c’est volontaire ou non ? Vous savez, quand vient le temps de nommer une nouvelle personne au conseil, surtout lorsque c’est un remplacement, on doit chercher des compétences très pointues et spécifiques. »

Il sera souvent plus aisé de trouver ce candidat à l’étranger, où ses relations seront d’autant plus utiles que les grandes sociétés mènent souvent des affaires sur les marchés internationaux.

« Quand les entreprises veulent sortir des sentiers battus, ils doivent faire appel souvent à des cabinets de recrutement pour proposer des candidats, constate François Dauphin. C’est au niveau de ces cabinets qu’on doit faire un effort pour ajouter systématiquement sur les listes des candidats issus de la diversité, mais également des candidats locaux. »

La diversité au Canada

Composition des C.A. de 318 entreprises soumises à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (2021)

Minorités visibles : 6,8 % (dans la population canadienne : 22,3 %)

Autochtones : 0,5 %

Personnes avec incapacité : 0,5 %

Source : Diversity Disclosure Practices 2021, Osler

La diversité aux États-Unis

Proportion de Noirs dans les C.A. des 500 entreprises qui composent l’indice S&P 500

Dans les C. A. : 11 %

Dans la population : 13,4 %

Source : 2021 S&P 500 Board Diversity Snapshot, SpencerStuart

Notre démarche

On se préoccupe à juste titre de la présence du français au sein des conseils d’administration des grandes sociétés établies au Québec. Mais sans amoindrir l’importance de cette question, on peut légitimement s’en poser une autre, par curiosité, intérêt et sensibilité : comment les personnes noires y sont-elles représentées ? Nous avons fait l’exercice, en scrutant au début d’août les conseils d’administration des 30 plus importantes entreprises ayant leur siège social au Québec, sélectionnées sur la base de leur capitalisation boursière en date du printemps 2022. Comment s’est effectuée cette recension ? D’abord en compulsant les photos des administrateurs sur les circulaires et les sites web des 30 entreprises, puis en confirmant ou infirmant avec d’autres sources s’ils se revendiquaient de la communauté noire.

— Marc Tison, La Presse

Nos constats

Composition des conseils d’administration

333 sièges d'administrateurs

119 sont occupés par des femmes

10 sont occupés par des personnes noires

Sur 10 administrateurs noirs

8 femmes, dont 7 de nationalité américaine ou vivant aux États-Unis (dont une née en Haïti)

Deux Ontariens (un homme et une femme)

Un Québécois né au Mali, actuellement installé aux États-Unis

Aucun n’est né au Québec

Au total

10 des 30 sociétés comptent un administrateur noir. Aucune n’en a plus d’un.

Une sensibilité récente

Depuis janvier 2020, toutes les entreprises régies par la Loi canadienne sur les sociétés par actions doivent présenter à leurs actionnaires des renseignements sur la diversité au sein de leur conseil d’administration.

Elles doivent faire rapport sur la représentation des quatre groupes suivants : les femmes, les peuples autochtones, les personnes avec incapacités, les membres des minorités visibles.

Cette nécessaire divulgation a incité de nombreuses sociétés à porter une plus grande attention à l’image de diversité de leur C.A.

L’Institut de la gouvernance a publié en décembre 2021 une étude comparative sur la composition en 2020 et en 2021 des conseils d’administration de 70 sociétés canadiennes parmi celles qui composent l’indice S&P/TSX.

En 2020, les minorités visibles représentaient 4,4 % des sièges de leurs conseils d’administration (31 sièges sur 710). En 2021, la proportion était passée à 6,1 % (45 sièges sur 736). Il s’agit d’une hausse de 45 % en un an dans le nombre d’administrateurs.

« On constate que l’obligation de divulgation a eu un effet immédiat, en particulier sur le pourcentage de membres issus de minorités visibles », a écrit l’auteur du rapport, François Dauphin.

« Je serais curieux de voir si les dix que vous avez trouvés étaient là, il y a cinq ans », s’interroge-t-il en riant.

Il faudrait faire l’exercice, mais on sait déjà que les administrateurs noirs étaient moins nombreux il y a six mois.

Une recension préliminaire des 30 entreprises, effectuée en mai 2022, avait montré que huit personnes noires siégeaient à leurs conseils. Deux autres se sont ajoutées depuis le printemps.

« On peut se réjouir dans le sens où une prise de conscience se fait. Elle va lentement, mais elle se fait de plus en plus. »

— Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, Québec et Atlantique chez TD

« C’est vrai qu’on ne peut pas accorder tout le crédit de la prise de conscience collective à George Floyd, mais il y a quand même eu George Floyd en 2020, qui a lancé plusieurs conversations importantes », ajoute-t-elle.

Ces conversations ont notamment mené à l’Initiative BlackNorth, lancée en 2020 par le Canadian Council of Business Leaders Against Anti-Black Racism, dont les objectifs de diversité noire rallient maintenant plus de 500 entreprises et fondations canadiennes, parmi lesquelles certaines de notre groupe de 30 sociétés.

Des défis

Nos chiffres dressent un portrait global de la représentation noire dans les C.A. de 30 grandes sociétés, mais le défi de la diversité se vit à l’échelle de chacun des conseils.

« La grande difficulté, quand on parle spécifiquement de sous-groupes de minorités, c’est que ce sont des conseils de 10 ou 11 personnes en moyenne, relève François Dauphin. Alors quand on veut représenter des segments de 3 ou 4 % de la population, ça fait quelque chose comme 0,1 personne. C’est très difficile d’avoir une représentativité complète dans chacun des conseils. »

« Mais sur l’ensemble des administrateurs, on devrait tendre à refléter la population active. C’est ce qu’on devrait rechercher à l’avenir. »

Un renouvellement lent

Un des plus grands défis à l’inclusion diversifiée dans les conseils est posé par le rythme d’escargot de leurs mécanismes de renouvellement.

« Les conseils ont des obligations fiduciaires et l’idée n’est pas de remplacer la moitié du conseil chaque année », indique encore François Dauphin. Il faut qu’on conserve une certaine collégialité et une capacité de travail. En même temps, on doit être sensible à cette réalité-là et on doit ajouter cette diversité, mais ça doit se faire peut-être sur une période qui s’inscrit dans la durée. C’est ce qu’on a vu pour les femmes et on espère le voir aussi pour la diversité plus large. »

Les places mobilisées par les représentants des actionnaires majoritaires réduisent encore la marge de manœuvre. Et il faut compter avec une résistance passive, souligne pour sa part Claude Francœur.

« La majorité non diversifiée ne laisse pas du terrain facilement. Tout le monde a bonne volonté et bonne foi, mais dans les faits, c’est dur. Les mœurs sont difficiles à changer. »

— Claude Francœur, professeur à HEC Montréal

Des quotas ?

Mais pour accélérer la progression sur ce front, faut-il sortir l’artillerie lourde des quotas ?

« Je suis en faveur des quotas, parce que pour moi, c’est la façon d’y arriver le plus rapidement. Je pense que d’instaurer des quotas donne le ton et fait comprendre un peu l’urgence d’agir. »

— Déborah Cherenfant, directrice régionale, Femmes entrepreneures, Québec et Atlantique chez TD

La France, pour prendre cet exemple, avait fixé pour les sociétés cotées un seuil de 40 % de femmes à atteindre au 1er janvier 2017.

« On pourrait faire ça ici, dire que ça nous prend 20 % de minorités visibles demain matin, soulève François Dauphin. On les aurait effectivement demain matin. Mais on se rend compte que lorsque ce n’est pas une adhésion complète, on va souvent nommer des gens, sans leur donner de rôle réel au conseil. Ce ne sera pas des présidents de comité, ce ne sera pas des gens qui participent au débat. On les met pour cocher une case. »

« Imposer, parfois, n’a pas le même effet qu’une adhésion complète, qui est plus lente, mais qui est plus efficace et plus permanente à tous les niveaux de l’organisation. »

Dans tous les cas, on doit agir. Rapidement et en profondeur.

« On en revient toujours à la même problématique ou à la même solution : il faut que des gens de diversité soient embauchés dans des niveaux plus bas, qu’ils soient formés pour accéder à des postes de haute direction, pour ensuite être en mesure de se faire valoir et d’accéder à des postes dans les conseils d’administration, énonce Claude Francœur. C’est aussi simple que ça. »

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