GRANDE ENQUÊTE LE DRAME IGNORÉ DES ENFANTS AUTOCHTONES

« Regarder vers l’avant »

INUKJUAK, Nunavik — « Je me demande souvent pourquoi. Pourquoi est-ce que ça m’est arrivé à moi ? »

Il y a 12 ans, Annie Jeannie Elijassiapik a probablement écrasé mortellement écrasé son bébé en dormant. Elle avait 17 ans. L’accident la hante encore aujourd’hui.

Willy Stevie avait à peine 1 mois. Son premier enfant. Sa fierté.

Un soir d’octobre, son amoureux et elle dormaient avec le nourrisson, comme le font de nombreux Inuits. Willy Stevie était allongé au bord du mur, l’adolescente était étendue à côté de lui, puis venait le papa. Le bébé a pleuré durant la nuit. La nouvelle maman l’a allaité. Il allait bien. Elle s’est rendormie.

C’est en se réveillant le lendemain matin qu’elle a découvert qu’il ne respirait plus. « Il avait du sang séché sur le bord du nez », dit-elle d’une voix blanche en fermant les yeux. L’image est gravée dans sa mémoire.

« Je crois qu’il a été étouffé par un oreiller pendant que je dormais », confie la femme aujourd’hui âgée de 29 ans, qui nous accueille dans la maison de deux chambres à coucher qu’elle partage avec 10 autres personnes.

Par la fenêtre du salon, on aperçoit les petites croix blanches du cimetière au sommet de la colline, où elle ne va plus. « Trop difficile. » Elle a toutefois fait une exception pour notre photographe. Willy Stevie y est enterré, ainsi qu’un autre fils de Mme Elijassiapik, Lucassie, 8 mois, mort cinq ans après son frère d’une méningite.

« Quand Lucassie était malade, j’ai prié Dieu de ne pas m’enlever un autre enfant. Je lui ai dit qu’il m’en avait déjà pris un. Il est mort quand même. C’est comme ça. »

— Annie Jeannie Elijassiapik

LA TRADITION

La jeune femme n’a pas honte de raconter les circonstances de la mort de son premier fils. Pour elle, rien n’est plus normal que de coucher son bébé avec elle pour la nuit. Elle l’a fait avec ses autres enfants et compte le faire avec celui qu’elle porte aujourd’hui dans son ventre.

Selon une étude de l’organisme Inuit Tapiriit Kanatami, 63 % des Inuits du Grand Nord canadien dorment soit parfois, soit toujours avec leur poupon. « À partir de la naissance, le bébé est en contact quasi constant avec sa mère », indique le document. Selon les mères, c’est plus facile pour le garder en sécurité et favoriser l’allaitement.

Cette pratique fait partie de la coutume. Et à 11 personnes dans une maison, difficile de changer les habitudes.

Selon la Société canadienne de pédiatrie, le cododo peut augmenter les risques de mort par suffocation ou par asphyxie, mais l’organisme reconnaît qu’une « proportion importante des familles continuera de préférer dormir ensemble », et pas juste dans le Grand Nord. Les risques sont plus grands lorsque les parents fument, s’ils sont extrêmement fatigués ou intoxiqués par l’alcool ou les médicaments, ou s’il y a dans le lit des oreillers et des couvertures qui peuvent couvrir la tête du bébé.

Notre enquête a révélé au moins 12 cas de bébés morts pendant qu’ils dormaient dans le même lit qu’un de leurs parents ou les deux, dont 7 Inuits. C’est sans compter tous les cas qui n’ont pas été signalés au Bureau du coroner.

Dans la majorité des cas, les parents étaient ivres ou intoxiqués.

Annie Jeannie Elijassiapik ne l’était pas.

Malgré les deuils, elle essaie d’être forte.

« Je dois regarder en avant. Je dois continuer à avancer pour mes autres enfants. »

— Annie Jeannie Elijassiapik

Elle en a trois. Ils ont 3, 6 et 12 ans. Leur père les a quittés et elle est seule pour les élever. Sa mère, qui habite la même maison, lui donne beaucoup d’aide.

« Mon conjoint ne s’est pas remis. Il ne va pas bien », dit la femme, son visage rond ruisselant de larmes qu’elle essuie au fur et à mesure qu’elles coulent.

« Il me tient responsable de la mort des garçons. »

Depuis, l’homme erre de maison en maison, dormant parfois chez des amis, parfois chez de la famille. Et il boit, beaucoup.

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