GRANDE ENQUÊTE LE DRAME IGNORÉ DES ENFANTS AUTOCHTONES

La détresse d’une mère

INUKJUAK, Nunavik — Sur les quelque 150 croix de bois qui peuplent le cimetière du village d’Inukjuak, environ 40 marquent la dépouille de bébés, d’enfants ou d’adolescents. Leurs tombes, couvertes de fleurs en tissu, sont décorées ici d’une peluche, là d’un bâton de hockey, vestiges de leur courte existence.

C’est dans cette petite parcelle d’herbe clôturée de blanc qui surplombe la baie d’Hudson que sont enterrés les deux bébés de Caroline Qumak, morts d’une maladie dont les enfants ne meurent pratiquement plus au Québec.

La femme de 36 ans et ses cinq autres enfants sont complètement laissés à eux-mêmes, dit-elle. Jusqu’à notre visite dans la collectivité isolée de 1600 âmes, il y a trois semaines, la mère ne savait même pas ce qui avait emporté sa plus jeune, dont il ne reste que quelques photos accrochées au mur du salon.

À neuf ans d’intervalle, deux de ses enfants ont succombé à une pneumonie avant d’avoir fêté leur premier anniversaire.

Aliva, un garçon, a rendu son dernier soupir en 2005, sept jours avant de fêter ses 4 mois. C’est son père qui l’a trouvé. Sa mère n’était pas à la maison.

Le bébé avait été hospitalisé quelques semaines plus tôt dans un autre village qui n’est accessible que par avion – le sien n’ayant pas d’hôpital –, justement pour soigner une pneumonie. Il aura fait une rechute.

Pour le père, Peter Samisack, le deuil a été insurmontable. Il s’est suicidé en 2012. On l’a enterré près de son garçon.

Puis, l’an dernier, c’est sa fille que Caroline Qumak a portée en terre. Lizzie, 10 mois, a été trouvée inerte dans son lit un matin de mai par sa tante, qui la gardait.

Comme son frère avant elle, la petite est morte d’une infection des poumons, selon le rapport du coroner. La veille de sa mort, sa gardienne l’avait emmenée au CLSC par la route de gravier qui traverse le village parce qu’elle la trouvait grippée. On lui avait prescrit des médicaments et on l’avait renvoyée à la maison. La fillette a rendu l’âme pendant la nuit.

Caroline Qumak ne s’en est pas remise. « Je n’étais pas là quand elle est morte. Je n’ai même pas pu lui dire adieu. » À ceux qui liront son histoire, elle adresse ce message : « Je veux que les gens sachent que je ne fume pas. Que ce n’est pas à cause de ça qu’ils sont morts. »

Lorsqu’on lui demande de parler de ses enfants disparus, elle cache son visage dans ses mains et pleure longtemps en silence, assise par terre au milieu de son salon encombré. À côté d’elle, sur un matelas de lit à une place posé à même le sol, Alexi, sa plus jeune, un bébé joufflu né il y a neuf mois, ne bronche pas.

Alexi, que Mme Qumak craint de voir mourir chaque fois qu’elle fait de la fièvre. Alexi qui, malgré ses antécédents familiaux, ne fait pas l’objet d’un suivi particulier de la part des autorités sanitaires, selon sa mère.

MALADIES FRÉQUENTES

Au nord du 55e parallèle, les maladies respiratoires sont beaucoup plus fréquentes qu’ailleurs au pays, révèlent diverses études. En analysant les rapports de coroners traitant de morts d’autochtones de 18 ans et moins survenues depuis 2000, La Presse a recensé au moins 17 cas d’enfants de moins de 1 an qui ont péri à cause d’un problème pulmonaire au Nunavik, dont Aliva et Lizzie. C’est sans compter plusieurs cas de morts inexpliquées pour lesquels l’autopsie a révélé une infection du système respiratoire comme facteur contributif.

Pourquoi une telle surreprésentation ? D’abord la pauvreté, mais aussi la surpopulation dans les maisons – il manque 900 logements au Nunavik –, le tabagisme et, surtout, le mauvais état des logements, qui sont sous la responsabilité de la Régie du logement du Québec. Ici, 97 % de la population est locataire. Les Inuits n’ont pas les moyens de faire construire leur propre foyer, notamment à cause des coûts très élevés de transport des matériaux.

« Beaucoup de maisons sont vieilles et n’ont pas été rénovées. Il y a de la moisissure. Et, bien sûr, quand on est tous entassés, tout le monde se transmet le moindre virus. »

— Siasi Smiler, mairesse d’Inukjuak

L’Office municipal d’habitation Kativik, qui gère les 2800 unités locatives du Nunavik, en rénove de 150 à 200 par année. Les ouvriers découvrent de la moisissure dans l’enveloppe du tiers, voire de la moitié des maisons, admet le directeur général, Watson Fournier.

Lors de son passage, La Presse a visité une maison de deux chambres occupée par 11 personnes où les murs étaient troués et la peinture arrachée, et où les traces de saleté et d’humidité étaient visibles. Une employée du bureau d’Inukjuak de l’Office d’habitation nous a montré les photos d’une autre maison où les locataires ont condamné une pièce entière à cause d’une tache de moisissure grosse comme un ballon de football sur un mur près d’une fenêtre.

Y en a-t-il chez Caroline Qumak ? La maman hausse les épaules. Elle n’en a aucune idée. Après la mort d’Aliva, personne, dit-elle, n’est venu inspecter son logement afin de vérifier si la mauvaise qualité de l’air ou la moisissure avait pu contribuer à la mort de son fils.

Pas plus après la mort de Lizzie, qui était pourtant la deuxième de la famille à périr à cause d’une maladie des voies respiratoires.

En fait, au CLSC d’Inukjuak, on aurait laissé entendre à la femme que sa fille était morte d’un problème cardiaque. C’est du moins ce que Mme Qumak a compris. C’est pourtant faux. Le rapport du coroner, que la maman n’avait jamais vu avant que nous le lui apportions au mois de septembre, n’en fait état nulle part.

Ce même rapport indique que la famille a été dirigée l’an dernier vers le centre Jeremy Rill de l’Hôpital de Montréal pour enfants, qui suit les parents en deuil d’un bébé. Le centre affirme avoir confié le dossier de la famille aux infirmières et à un pédiatre qui œuvrent dans le village. Caroline Qumak a-t-elle été prise en charge ? En tout cas, elle n’en garde aucun souvenir. Au centre de santé Inuulitsivik, qui gère les services médicaux de toute la côte de la baie d’Hudson, on a refusé de commenter le cas pour des raisons de confidentialité.

Malgré tout, la mère de famille est satisfaite du travail des professionnels de la santé. « Les médecins ont fait tout ce qu’ils ont pu », dit-elle.

La mairesse du village est plus critique.

« On ne reçoit pas toujours les services dont on a besoin. Le centre de santé pourrait faire beaucoup plus. Ils n’aimeront pas ça que je le dise, mais c’est vrai, dit la mairesse Smiler. On reçoit des services de troisième ordre.

« On doit se fier beaucoup aux infirmières. On n’a pas de relation privilégiée avec un médecin parce que ça change tout le temps. Ça ne peut pas rester comme ça éternellement. »

Contrairement aux membres des Premières Nations, dont la majorité vivent dans des réserves et dont les biens et les revenus sont exempts de taxes et d’impôts, les Inuits habitent dans des municipalités au sens de la loi. Ils paient des taxes et des impôts.

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