À ma manière

S’asseoir dans le fauteuil du patron

Chaque semaine, un (ou une) entrepreneur nous raconte par quels moyens il a concrétisé un projet important.

Daniel Walker s’était placé en position inconfortable : racheter un fabricant de meubles rembourrés en perte de vitesse. Jaymar était réputée, mais l’entreprise stagnait. Il voulait la relancer.

Daniel Walker était déjà assis dans le fauteuil du patron, mais il voulait aussi s’asseoir dans le siège du pilote. 

Il dirigeait Jaymar depuis 2009, sans toutefois avoir le dernier mot : l’entreprise ne lui appartenait pas. En septembre 2014, il s’est décidé à l’acquérir. 

« Je me suis souvent dit : “Quand ce sera ton entreprise, tu feras ce que tu voudras.” Maintenant, je le fais, mais intelligemment, parce que je ne peux pas trop risquer : toute ma maison est dedans. J’ai signé personnellement partout. » 

Il pouvait maintenant agir à sa guise. Il n’a pas perdu une seconde.

SA MEILLEURE DÉCISION 

Au moment de l’acquisition, l’entreprise comptait 144 employés.

« Des spécialistes avaient regardé l’usine et avaient dit qu’il y avait 10 à 15 personnes de trop. En les licenciant, ça me ferait des profits instantanés. Ils avaient raison. »

Il a alors pris ce qu’il estime être sa meilleure décision : « Je ne l’ai pas fait. »

« Je me suis dit : “Si je laisse aller 10 à 15 personnes, ce seront les nouveaux, ceux qu’on vient de former. » L’investissement dans leur formation serait alors perdu.

LA PLUS BELLE USINE

Il veut d’abord remettre l’usine en état. « On l’avait laissée aller un petit peu. » Il prévoit repeindre les plafonds en blanc, se débarrasser de l’équipement périmé, repenser l’organisation du travail.

« Mon objectif était d’avoir la plus belle usine. Mais la plus productive, aussi. Les deux vont ensemble. »

— Daniel Walker

Il explique son plan aux employés, qui lui demandent pourquoi il ne consacre pas plutôt cet argent à des augmentations de salaire.

Bonne question, qui méritait une bonne réponse.

« Quand mes clients vont voir l’usine, ils vont acheter plus, leur dit-il. Au lieu de dépenser dans des expositions, je les amène ici, je fais des présentations personnelles et je vends davantage. Je veux leur donner une première bonne impression. »

Ah bon, d’accord.

LES MEILLEURES CHAISES

Il veut également rencontrer les couturières. « Ça va être un meeting difficile, elles sont une quarantaine », lui dit-on.

Il leur décrit ses projets avec enthousiasme lorsqu’une d’entre elles l’apostrophe : « Est-ce qu’il est normal qu’on soit assises 40 heures sur des chaises qui sont finies ? »

« On pourrait les rembourrer ! répond-il.

— Ça fait dix fois qu’on les rembourre ! »

Il commande une nouvelle chaise pour la tester. Verdict : pas terrible. Une deuxième : pas encore tout à fait. Une troisième : cette fois, ça y est ! « En six mois, graduellement, on les a toutes remplacées. »

C’est ainsi qu’on assoit une réputation de patron à l’écoute.

LA PLUS BELLE SALLE D’EXPOSITION

Daniel Walker avait lu une étude qui démontrait que les vendeurs de meubles (appelons-les des conseillers) avaient mauvaise réputation auprès des consommateurs.

Pour leur donner une formation, il accueille maintenant ces conseillers dans la nouvelle salle d’exposition de l’entreprise.

Des parois la subdivisent pour créer des espaces aménagés, plus inspirants et plus évocateurs.

Le nombre de visiteurs a doublé, passant de 3000 à plus de 6000 par année – sans publicité, insiste Daniel Walker.

Par une large fenêtre, ils peuvent contempler l’usine en contrebas.

Une si belle usine, il fallait la montrer !

MAUVAISE SURPRISE

Mais tout ne va pas comme dans un fauteuil. « Je peux vous dire que les sept ou huit premiers mois ont été financièrement beaucoup plus difficiles que je pensais », relate-t-il. « La mauvaise surprise que je n’avais pas prévue du tout, c’est le taux de change. »

Il achète ses cuirs pleine fleur en Italie, ses mécanismes de la meilleure qualité aux États-Unis plutôt qu’en Asie.

La baisse du dollar canadien lui tire la chaise sous les fesses. « En plus, j’avais augmenté mes ventes au Canada plus vite que je le pensais », dit-il. Les ventes aux États-Unis n’étaient pas encore suffisamment élevées pour compenser.

« Quand j’ai réalisé ça, je me suis rassis avec les fournisseurs », décrit joliment le fabricant de canapés. Il se rend en Italie, où il réussit à négocier de meilleurs cuirs à des prix plus abordables. 

Pour le bois, les mousses, le transport, il établit des partenariats autour d’un plus grand volume d’achat.

Heureusement, le travail et l’investissement ont commencé à porter leurs fruits. Depuis l’acquisition, le chiffre d’affaires a progressé sur une moyenne de plus de 20 % par année. L’entreprise compte à présent 152 employés.

« Une chance que j’ai gardé mes jeunes ! »

MAIS D’OÙ VIENT JAYMAR ?

« J’étais en train de faire l’acquisition et j’ai eu l’idée d’appeler le président fondateur, George Reinitz », raconte encore Daniel Walker.

« Il a été très généreux, il est venu me voir et il m’a donné de très bons conseils. »

— Daniel Walker, à propos du fondateur de l'entreprise, George Reinitz

Mais l’homme de 82 ans a longtemps hésité à visiter son ancienne usine. Il avait vendu l’entreprise en 1999, alors à son sommet, avant les déboires qui allaient ravager l’industrie québécoise du meuble.

« Il s’était toujours posé cette question : est-ce que les gens lui en voulaient d’avoir vendu ? »

Daniel Walker l’a présenté aux employés, exprimant sa fierté de reprendre une entreprise que M. Reinitz avait bâtie de toutes pièces.

« Quand on a fait le tour, tout le monde était tellement content ! »

L’entreprise qu’il a fondée fête cette année son 60anniversaire.

« J’ai une surprise pour lui, il ne le sait pas encore, poursuit Daniel Walker. Je vais vous la montrer en sortant. »

Sur le mur extérieur de l’usine, à côté de la porte qui donne sur le stationnement, il a fait installer une grande plaque d’aluminium. La photo de George Reinitz y est gravée, au-dessus de l’inscription : Jaymar rend hommage à son fondateur.

« Je ne savais pas d’où venait le nom Jaymar », confie Daniel Walker.

Il l’a appris, en même temps que ses employés, lors de la visite de M. Reinitz.

Jay pour Jakob, Mar pour Martha.

Ce sont les prénoms des parents de George Reinitz, morts à Auschwitz, dont il est lui-même survivant.

S’il fallait à Daniel Walker une dernière raison pour faire vivre l’entreprise…

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