Chronique

C’est loin, des fois, Ottawa

C’est une histoire absurde que je vais vous raconter, une histoire qui commence le 18 janvier 2007 par la rencontre en Afrique d’un homme et d’une femme.

Lui, Nicolas, un Québécois. Elle, Sophie, née au Maroc de parents belges. Il y a eu quelque chose comme un coup de foudre, ils sont rapidement devenus un couple.

Jusque-là, rien d’absurde.

Mais un Québécois et une fille de Belges qui se rencontrent au Togo, comment dire…

Improbable, disons : « Qui a peu de chances de se produire. »

Et pourtant, ça s’est produit : Nicolas Faubert et Sophie Thewys se sont rencontrés au Togo, qui n’était pas leur pays, ni à lui ni à elle. Ils ont eu une fille, Zoé, née en 2010.

Vers 2012, Nicolas a commencé à parler à sa blonde d’aller vivre au Québec.

Et en 2014, le 17 janvier, ils ont débarqué à Montréal, Sophie, Nicolas, Zoé et le fils adolescent de Sophie, Louis. C’est ici qu’ils allaient poursuivre leur improbable aventure.

De formulaires en permis de résidence permanente, Sophie a donc dû commencer ce long parcours du combattant qu’est l’immigration. Un monde de dates à ne pas oublier, d’enveloppes à envoyer, de cases à cocher et de formulaires à remplir.

Immigrer, c’est nourrir un monstre bureaucratique.

Il faut être patient et cocher les bonnes cases.

Mais l’amour, tsé…

Fin décembre, après plusieurs rebondissements dont je vous épargne les détails, la machine bureaucratique du ministère canadien de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté était sur le point de cracher le précieux sésame qu’attendait le couple Thewys-Faubert : le permis de résidence permanente pour Sophie.

Sauf que…

Sauf que le 24 décembre 2016, Nicolas est mort.

Ça s’est passé chez Nicolas et Sophie, à Mont-Saint-Hilaire. Tout le monde avait le cœur à la fête. Soir de réveillon. Nicolas était dehors quand sa maman de 83 ans est arrivée en voiture, voiture qu’elle conduisait.

La vieille dame approchait de son fils, dans l’entrée…

Elle a fait une fausse manœuvre : en voulant reculer, elle a plutôt accéléré. Et elle est passée sur le corps de son fils, Nicolas.

Sophie a tenu la main de son chum jusqu’à l’arrivée des secours.

Nicolas est mort peu après.

Une histoire absurde, disais-je : « Qui est contraire à la raison, au sens commun, qui est aberrant, insensé. »

Dans les mots d’Albert Camus, l’absurde naît de la confrontation d’un monde qui n’obéit à aucune raison et du désir « éperdu de clarté » des hommes : je vous mets au défi de trouver de la clarté dans l’histoire d’une octogénaire qui tue son fils après une fausse manœuvre en auto, la veille de Noël.

La lettre tant attendue par Nicolas et Sophie est finalement arrivée en janvier, datée du 9 janvier : « Nous sommes heureux de vous annoncer que nous avons terminé le traitement de votre demande. Le Centre d’Immigration Canada de Montréal communiquera avec vous au sujet de votre statut de résident permanent… »

Si je résume : Sophie et Nicolas devaient se présenter aux bureaux d’Immigration Canada pour que Nicolas remplisse la dernière paperasse. Une formalité.

Une formalité rendue impossible, bien sûr, parce que Nicolas, le « parrain » de la demande de résidence permanente de Sophie, venait de mourir.

Paniquée, Sophie a appelé Matthew Dubé, son député fédéral. Le néo-démocrate avait été un appui solide dans le passé, quand elle avait eu des pépins à régler avec Immigration Canada. Va m’arriver quoi, monsieur le député ?

Matthew Dubé s’est fait rassurant : la mort absurde de Nicolas Faubert était survenue à la toute fin du processus. Sûrement qu’Immigration Canada allait voir l’absurdité de la situation et permettre à Sophie Thewys d’être reçue comme résidente permanente…

Évidemment, ça ne s’est pas passé comme ça.

Je vous épargne encore des détails, mais Immigration Canada a dit à Sophie de faire une demande de résidence en vertu de motifs humanitaires.

À peu de choses près, les deux filières – résidence permanente et résidence permanente pour motifs humanitaires – nécessitent les mêmes formulaires, les mêmes cases à cocher, les mêmes documents.

Dans un monde simple et juste, Immigration Canada aurait simplement pris le dossier de Sophie Thewys – les formulaires, les cases cochées, les documents – et l’aurait balancé dans la filière « motifs humanitaires ».

Mais l’absurde a primé, encore : Sophie Thewys s’est fait dire qu’elle devait tout reprendre à zéro…

Remplir les mêmes formulaires, cocher les mêmes cases, aller chercher les mêmes attestations de toutes sortes : refaire tout ce qu’elle avait fait depuis 2014.

Tout.

« Ce que je change, dit Sophie Thewys, quand je remplis la paperasse, ça tient à un mot, surtout : “veuve”… »

Matthew Dubé est scandalisé, écœuré. Comme député, une grande partie de son travail est de faire ce qu’il fait pour Sophie Thewys : intercéder pour ses concitoyens auprès de la machine bureaucratique fédérale.

« Comme député, on représente nos citoyens devant la machine. C’est toujours difficile, ça prend toujours du temps, mais on a généralement un résultat positif. Mais dans ce cas-ci, c’est vraiment aberrant. J’ose dire que le dossier de Sophie Thewys est une exception. Ça démontre l’inhumanité du système. »

Le ministre en titre, Ahmed Hussen, est au courant du dossier, note M. Dubé. Il lui en a personnellement parlé. Le député néo-démocrate a même interpellé le premier ministre Justin Trudeau à la Chambre des communes, le 29 novembre. Le PM a affirmé que le ministre Hussen regardait « attentivement » le dossier de Mme Thewys…

Mais malgré les mots du PM, le dossier de Sophie Thewys suit son cours normal, à la vitesse des escargots. Immigration Canada reste obstinément du bord de l’absurde.

« Le ministre est au courant et a dit que des efforts seraient faits, m’a expliqué M. Dubé. Le premier ministre a répondu à ma question à ce sujet… Malgré tout ça, on est encore dans des cases à cocher, des formulaires à remplir ! »

« C’est la démonstration que le système n’est pas humain. »

— Matthew Dubé, député néo-démocrate

Le ministre Hussen, dit Matthew Dubé, a le pouvoir d’ordonner l’accélération du dossier. Mais, constate-t-il, le dossier de Sophie Thewys suit son cours normal. Si tout se passe bien, elle aura une réponse… en 2020. Six ans après son arrivée au pays.

« C’est fou, quand on y pense, dit M. Dubé : si Nicolas était mort quelques semaines plus tard, Sophie aurait eu sa résidence et sa mort n’aurait eu aucune incidence sur son dossier. »

Pendant ce temps, Sophie refait les mêmes formulaires, prouve à nouveau sa bonne santé et doit produire les mêmes certificats, par exemple ceux de bonne conduite signés par les polices des pays d’Afrique où elle a vécu…

Elle paie à nouveau pour tout ça, sur son salaire de 17 $ l’heure dans un organisme communautaire, comme elle avait payé les frais pour sa première demande parrainée par Nicolas.

Cet entre-deux entraîne mille tracas pour Sophie et sa famille. Sans statut de résident, Louis ne peut ni étudier ni travailler. Un jeune adulte qui végète. Sans son statut de résidente, Sophie ne peut, par exemple, avoir aucune allocation pour sa fille Zoé, pourtant citoyenne canadienne.

Sophie n’a pas osé aller en Belgique voir son père quand il a fait un infarctus récemment : trop peur de ne pas être réadmise au Canada…

Sophie paie ses impôts, par exemple. Là-dessus, le gouvernement du Canada est assez proactif. Il les perçoit sans chichi. Parce que oui, Sophie travaille.

L’absurde est un mot autant qu’un concept philosophique et Sophie Thewys est en train de faire un doctorat en absurdité depuis la mort de son chum, gracieuseté d’Immigration Canada. Voici une autre définition qu’offre le Larousse du mot absurde : « Qui parle ou qui agit d’une manière déraisonnable : Vous êtes absurde de vous obstiner. »

Ça décrit bien l’attitude d’Immigration Canada dans le dossier de Sophie Thewys, je trouve…

J’habite ce pays depuis plus longtemps que vous, Sophie, et je suis désolé de vous voir apprendre à la dure que dans ce pays, la capitale, Ottawa, c’est parfois très, très loin.

Il faut souvent crier très, très fort pour que le fédéral entende. Le provincial est souvent moins dur d’oreille, mettons. C’est loin du plancher des vaches, le fédéral.

Des fois, en ce pays, ma pauvre Sophie, la géographie est trompeuse : des fois, Ottawa, c’est plus loin que le Togo.

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