Nue

À fleur de mots

Nue

Salomé Assor

Poètes de brousse

144 pages

8,5/10

Salomé Assor a publié deux livres exceptionnels chez Poètes de brousse, Un (2019) et Nue, il y a quelques jours. Deux titres comprenant quelques lettres seulement sous lesquelles se cachent toutefois des contenus touffus, usant d’une langue à fleur de peau et de mots.

L’autrice y mêle admirablement les genres littéraires, rappelant ainsi les livres d’autres écrivaines québécoises contemporaines de haut niveau : Daria Colonna, Andréanne Frenette-Vallières et Olivia Tapiero, pour en nommer quelques-unes.

Nue fusionne l’essai au récit personnel, la philosophie à la poésie. En moins comprimé et plus accessible que dans Un, grâce à une ponctuation et une narration resserrées.

Les évènements se déroulent en 12 heures et autant de chapitres. Une femme qui se tait et ne dort pas, depuis toujours, va marcher dans la nuit. Une agression achèvera de couper sa vie en deux. Même si « fermer les yeux suffit à nier la cruauté d’une image », la femme meurtrie attendra « l’aube sans y croire ».

Le récit de cette agression innommable procède avec lucidité et onirisme avec la poésie comme bouée de sauvetage, même si la poète semble avalée par les crocs de la nuit au fond d’une ruelle sans nom.

« Je veux hurler je veux courir je veux me battre et pourtant. Quelle urgence que la paralysie. Je me sens décroître, rétrécir, ainsi qu’une araignée vaincue se recroqueville à l’instant terminal, ravalant son propre geste de fin du monde, vers l’intérieur je tombe : c’est une étroitesse, la protection. »

Si dans Un la solitude s’affichait en majuscules, Nue s’arrime au concept de dualité, d’abord représentée par l’agresseur, puis par un ami aussi inattendu que surprenant, un insecte, peut-être le plus révulsant d’entre eux, un cafard.

La narratrice tentera de l’écraser, comme l’inconnu de la ruelle avec elle, mais sans y arriver. Avec ce confident, cet allié, les mécanismes de survie s’activent pour signifier à l’univers « notre existence insoumise ».

L’absurde et l’espoir

Avant et après la tragédie, la poète « essaie un peu d’aimer » malgré les « banalités humaines » et cette manie de réduire l’amour au verbe aimer.

« Et quelle honte, en fin de compte, je t’aime commence par je. Faire de l’autre un complément d’objet direct. »

Salomé Assor réfléchit comme elle écrit. « Écrire est tout ce que j’ai », a-t-elle déjà dit en entrevue. Généreuse, sans fausse pudeur, ne négligeant ni contradictions ni vulnérabilité, sa prose poétique partage avec nous ce tout qu’elle a et qu’elle est. Sa maîtrise du langage nous emporte facilement en exploitant une pensée riche, en perpétuel mouvement.

Quelque part entre Kafka et Beckett, le livre parle de l’absurdité de la vie, mais aussi de l’imaginaire qui nous sauve de ses pires moments. Quelques notes d’humour ludique apparaissent justement dans ce désert qui est « un lieu d’espoir » malgré tout.

Parce que l’esprit peut s’y égarer, inventer des oasis et y recueillir « ce prodige qu’est le calme ».

Des longueurs dans le crépuscule

Ô soleil, soleil

Des longueurs dans le crépuscule

Mathieu Simoneau

Noroît

96 pages

8/10

Bien entamé avec Il fait un temps de bête bridée (2016) et Par la peau des couleuvres (2019), le parcours poétique de Mathieu Simoneau se poursuit sous le regard du soleil dans son troisième recueil publié au Noroît.

Le poète maîtrise une écriture aussi ciselée que luxuriante. Il fait partie de cette génération d’auteurs et d’autrices qui mettent le nez dehors pour prendre racine. Ses mots reniflent ainsi le péril environnemental dans un monde qui n’est plus « qu’une tôle froissée », où « les maisons cèdent » et « tout se passe sans sourires ».

Des longueurs dans le crépuscule annonce également un duel personnel entre un écrivain déserté par le rêve et le soleil tout puissant qui fait en sorte que le temps n’est rien. C’est l’histoire d’un homme qui entreprend la pente descendante de la vie, en « chute libre », et qui assume la lenteur imposée par le silence des morts.

« le courage/c’est savoir/s’enchaîner au crépuscule/et décliner/marcher dans les traces d’une bête/qui nous précède/et qu’on ne verra jamais/culminer dans son règne. »

Dans une planète qui tourne trop vite, à l’hiver de l’humanité, Mathieu Simoneau nomme les blessures, les yeux ouverts, muni de paroles arrachées aux arbres par le vent et de gènes brassés par des fougères.

Le poète espère un épuisement du noir et sème des mots en longs sillons. Sa faune intérieure le replace, nous replace, dans la peau du lièvre que nous sommes tous, cette « bête sauvage hors d’atteinte », et peut-être même tels des « saumons entêtés » portant l’amour de l’un à l’autre.

— Mario Cloutier, collaboration spéciale

Cœur mémoire

Cardiogramme

Coeur mémoire

Stéphanie Filion

Le lézard amoureux

124 pages

7,5/10

Les raisons du cœur ont toujours trouvé un chemin dans l’œuvre de Stéphanie Filion si l’on pense au recueil coécrit avec Valérie Forgues, Jeanne Forever (2018), et à Nous les vivants (2015), tous publiés au Lézard amoureux.

Sa poésie narrative raconte ici l’histoire de Diane Hébert, première Québécoise à recevoir une double transplantation cœur-poumons en 1985 après la découverte d’une embolie pulmonaire possiblement fatale.

La poète entremêle à ce récit des éléments de sa propre existence et de ses souvenirs marqués par l’anxiété dans un style qui n’est pas sans lien avec le recueil de Mathieu Simoneau, qui vient aussi d’être publié.

« j’aurais aimé être une fougère/un nuage un galet lavé par le fleuve/il est épuisant le travail/d’avoir un cœur qui bat »

Dans ce cardiogramme de deux vies où l’une admire le courage de l’autre puisque ce serait plus facile que « de plonger dans ce qui [la] hante », la poète se glisse imperceptiblement dans la peau de Diane Hébert. Ainsi, le « tu » et le « je » deviennent indissociables, formant un « nous » jamais nommé, mais loquace.

Le recueil retrace tout le parcours de la greffée, avec les forces et les faiblesses de celle-ci. C’est l’histoire du Québec des années 1980 qui danse sur Like a Virgin, mange du poulet cacciatore et espère avec Diane Hébert…

Stéphanie Filion, qui « laisse entrer le monde » dans son « cœur à nu », donne l’impression d’avoir trouvé en celle morte à 51 ans en 2008 une sœur et probablement plus. Diane Hébert, qui aura encouragé l’idée du don d’organes, portait le même prénom que la mère de la poète.

— Mario Cloutier, collaboration spéciale

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