Opinion

La faiblesse dialectique

Dans un billet récent publié sur le site web de L’actualité, Marie-France Bazzo déplorait le peu d’intérêt dans le Québec d’aujourd’hui pour « la joute intellectuelle, les raisonnements élaborés, les livres écrits petit ». Je suis du même avis. La part de marché dans notre débat démocratique pour les prises de position nuancées, reposant sur des prémisses claires et des raisonnements rigoureux, est congrue. Les cris de ralliement, l’indignation et la diabolisation de l’autre camp sont des stratégies rhétoriques qui favorisent une bien plus grande visibilité.

La productrice et chroniqueuse nous invitait à faire mieux dans le contexte d’un texte portant sur les polémiques suscitées par la publication des coups de cœur littéraires du premier ministre Legault. Elle s’en prenait entre autres à la décision de l’Association des libraires du Québec de retirer la liste du premier ministre de ses plateformes, ainsi qu’à l’invraisemblable réaction de ceux qui considèrent qu’un chef d’État devrait exclure la lecture de ses activités en temps de crise pandémique.

Convenons qu’il s’agit là de cibles faciles. Si Marie-France Bazzo souhaite que nous ayons des débats plus sophistiqués, elle ne doit pas s’arrêter en si bon chemin. Elle doit aussi déplorer ce que l’on peut appeler la faiblesse dialectique de certains des intellectuels les plus influents au Québec aujourd’hui. J’entends « dialectique » dans le sens où l’entendaient les philosophes grecs de l’Antiquité, à savoir une méthode de discussion rationnelle s’incarnant dans l’examen honnête et minutieux de positions opposées sur une question donnée. La dialectique implique un mouvement dans la pensée, une progression menant à la découverte de la vérité ou une démonstration rigoureuse.

Dans les dialogues platoniciens, Socrate utilise la méthode dialectique afin de réfuter les sophistes et d’écarter ainsi les croyances non justifiées et les arguments fallacieux. Protagoras, l’un des plus redoutables adversaires que Socrate ait affrontés dans un débat, préférait d’ailleurs les longs monologues à la joute dialectique que lui avait proposée Socrate. La logorrhée est une façon efficace de submerger son interlocuteur et de noyer les prémisses les plus discutables de notre raisonnement dans un torrent de mots.

Si Marie-France Bazzo a entièrement raison de penser que la liste des recommandations du premier ministre n’aurait jamais dû être retirée des plateformes de l’Association des libraires en raison de la présence sur cette liste d’un essai de Mathieu Bock-Côté, considère-t-elle que les écrits de ce dernier se démarquent par leur puissance dialectique ? Et qu’en est-il de ceux de Joseph Facal, qu’elle cite par ailleurs avec approbation dans son billet ?

On sait que ces chroniqueurs aiment exploiter jusqu’à plus soif chaque intervention malheureuse ou réaction disproportionnée de certains militants progressistes, mais quand les a-t-on vus faire preuve d’une véritable force dialectique ?

Discutent-ils de façon honnête et rigoureuse des thèses défendues par des intellectuels qui épousent des conceptions concurrentes du bien commun ? Respectent-ils la complexité des faits et des enjeux qui sont au cœur de nos débats de société ? Je les vois plutôt choisir de façon stratégique les faits qui les arrangent, généraliser de façon abusive à partir de cas d’espèce et dénaturer ou caricaturer de façon grossière les positions qu’ils abhorrent, mais je suis prêt à réviser mon jugement si on attire mon attention sur des interventions démontrant de leur part une véritable puissance dialectique.

Les arguments d’autrui

La volonté de prendre au sérieux les meilleurs contre-arguments à nos propres positions n’est pas qu’une vertu morale et politique ; c’est aussi une vertu « épistémique », c’est-à-dire une disposition de l’esprit humain qui favorise la découverte de la vérité et l’élaboration de propositions originales et porteuses de sens.

Comme John Stuart Mill l’a soutenu, nous sommes tous faillibles sur le plan de la formulation de nos croyances et de nos jugements. En étant exposé aux arguments d’autrui, et en devant justifier les nôtres, nous sommes plus susceptibles de découvrir que notre point de vue était limité et possiblement erroné. Selon les chercheurs en science cognitive Dan Sperber et Hugo Mercier, la rationalité humaine a évolué d’une façon telle que nous sommes plus doués pour argumenter en faveur de nos croyances que pour l’autocritique, l’ouverture d’esprit et l’humilité intellectuelle. C’est précisément pour cela que des institutions sociales aussi cruciales que la joute parlementaire, le procès judiciaire et la recherche scientifique reposent sur des procédures permettant l’échange d’arguments.

Or, si nos intérêts idéologiques ou personnels nous poussent à renoncer à la dialectique, on renonce aussi à la perspective de repousser constamment les limites de notre propre pensée.

S’il est vrai que respecter les faits et acquiescer à la logique du meilleur argument risque fort de réduire la taille de son auditoire, cela demeure la plus sûre façon de contribuer authentiquement et durablement à la progression de la pensée et à la qualité du débat démocratique.

Il est sans doute nécessaire de rappeler, dans le contexte de nos guerres culturelles actuelles, que tout ceci vaut autant pour les héros de la gauche que pour ceux de la droite. Nous devrions tous nous soumettre au petit exercice de pensée critique qui consiste à se demander si les intellectuels qui nous semblent voir juste et dont on partage les textes sur les réseaux sociaux pratiquent la pensée dialectique, ou s’ils préfèrent ignorer soigneusement les arguments les plus sérieux contre les positions qui leur ont valu une tribune publique. Le refus de la dialectique n’est pas moins déplorable à gauche qu’à droite.

Comme l’avait déjà compris Platon, il faut sans doute accepter que le statut de la vérité et de la raison sera toujours précaire dans les régimes démocratiques fondés sur la souveraineté populaire. Exception faite des discours haineux ou diffamatoires, toutes les voix doivent pouvoir être entendues et la démocratie confère le pouvoir à la majorité, ce qui la rend vulnérable au populisme et à la tyrannie du plus grand nombre. C’est pour cette raison que le pouvoir de la majorité, comme le rappellent les philosophes Patrick Turmel et David Robichaud dans leur récent essai Prendre part (Atelier 10), doit être encadré par des règles de droit et des normes civiques, et limité par la protection des droits fondamentaux. Qu’à cela ne tienne, Marie-France Bazzo a raison : nous méritons, à l’aube de la nouvelle année, des débats d’idées à la fois plus honnêtes, plus riches et plus stimulants. Je suis convaincu que nous en sommes capables.

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