Les hôpitaux vidés pour secourir les CHSLD

Québec ratisse plus large que jamais pour venir en aide aux travailleurs des lieux d’hébergement pour aînés : voilà que tous les employés des hôpitaux et des CLSC « moins sollicités » seront mis à contribution. Certains travailleurs des régions devront même converger vers Montréal. Cette mesure suscite des questions dans la communauté médicale, notamment en ce qui a trait aux listes d’attente qui s’étireront encore et à la santé du personnel démobilisé.

À LA RESCOUSSE DES CHSLD

Québec met les hôpitaux au ralenti pour 14 jours dans une nouvelle tentative, plus musclée, d’endiguer la crise dans les CHSLD de la grande région de Montréal. Tous les employés des hôpitaux et des CLSC « moins sollicités actuellement » sont envoyés dès maintenant dans les CHSLD, et ce, pour une durée minimale de deux semaines, en vertu d’une directive envoyée par le sous-ministre de la Santé aux CISSS et aux CIUSSS de la province tard samedi soir.

Le premier ministre François Legault doit en faire l’annonce officiellement lors de son point de presse à 13 h, mais des travailleurs des hôpitaux sont déjà redéployés et à l’œuvre dans les CHSLD ce lundi matin.

Des « équipes dédiées » provenant des hôpitaux sont constituées au plus vite pour prêter main-forte dans les CHSLD. Chaque hôpital a été jumelé à un ou des CHSLD ; quelques résidences pour aînés en difficulté ont également été ciblées. Le CHU Sainte-Justine est associé à l’Institut de gériatrie, par exemple.

Le déploiement du personnel des hôpitaux implique tout le Québec. Des employés des régions se déplacent dans le Grand Montréal pour travailler dans les CHSLD. Ils vont habiter dans des hôtels qui ont été réquisitionnés pour la pandémie.

On parle d’« équipes dédiées » puisque les médecins et le personnel qui les entourent à l’hôpital interviendront dans le même CHSLD. L’opération sera plus efficace avec des employés habitués à travailler ensemble. On évite également le déplacement du personnel d’un établissement à l’autre.

Cette opération implique en quelque sorte que les hôpitaux fonctionneront à longueur de semaine selon l’horaire du week-end – on parle par exemple d’une salle d’opération ouverte sur 15 à Maisonneuve-Rosemont et de deux sur 30 au CHUM, selon une source.

Élément déclencheur

L’un des éléments déclencheurs de cette opération est survenu samedi : la mort d’une préposée aux bénéficiaires travaillant dans un CHSLD de Montréal en raison de la COVID-19. 

À Québec, on a craint aussitôt que cette triste nouvelle angoisse les employés des CHSLD et que certains ne se présentent plus au travail. Des signaux reçus du terrain dès samedi laissaient présager une hausse de l’absentéisme dimanche et lundi.

Déjà, 1800 employés des CHSLD sont absents soit parce qu’ils sont infectés par le coronavirus, soit parce qu’ils craignent de l’attraper, signalait François Legault la semaine dernière.

Dans la directive que La Presse a obtenue, Québec insiste sur le fait que « la crise importante d’effectifs en CHSLD – RI (ressource intermédiaire) – RTF (ressource de type familial) et RPA (résidence privée pour aînés) qui occasionne une très grande difficulté à subvenir aux besoins de nos clientèles qui y sont hébergées » ne lui donne pas d’autre choix que de « rehausser les actions ».

Ainsi, les hôpitaux de la province ralentiront encore davantage leurs activités au cours des deux prochaines semaines. Le gouvernement revoit ainsi ses plans : la semaine dernière, il avait annoncé son intention de desserrer l’étau dans les hôpitaux et de reprendre graduellement les opérations non urgentes qui avaient été reportées pour faire face à une éventuelle vague de malades atteints de la COVID-19. Finalement, le délestage sera maintenu.

De toute façon, reprendre les interventions chirurgicales à un rythme normal est devenu quasi impossible, constate-t-on dans le milieu de la santé. Le Québec est au bord de la pénurie de médicaments, surtout des anesthésiques comme le propofol et les curares largement utilisés aux soins intensifs.

« Toutes les ressources »

« Il faut utiliser toutes les ressources nécessaires de vos organisations hospitalières qui sont moins sollicitées actuellement. Ainsi je vous demande que vos employés dans les secteurs dont les activités sont réduites soient disponibles pour apporter leur contribution dans les CHSLD », a écrit le sous-ministre Yvan Gendron, du ministère de la Santé et des Services sociaux, dans cette directive envoyée samedi soir au réseau de la santé.

« Il n’est pas le temps de suivre ou de mettre plein de procédures, mais d’envoyer très rapidement de nouvelles ressources sur place », rappelle M. Gendron à ses gestionnaires du réseau. Québec demande même aux ressources pour personnes âgées d’« accueillir plus de personnes que celles dont vous croyez avoir besoin et ainsi mettre plus de personnes requises afin de bien répondre aux besoins et soulager les équipes en place ». La crainte d’une augmentation de l’absentéisme est à l’origine de cette précision.

Le sous-ministre inclut aussi dans le personnel requis les « chefs d’unités de soins et autres secteurs d’activités hospitalières ou de CLSC, les conseillères-cadres et les conseillères en soins infirmiers ». Ces personnes devront offrir un ou deux quarts de travail par semaine pour œuvrer dans les ressources pour personnes âgées, précise-t-il.

« Il faut utiliser les 2300 médecins qui se sont montrés disponibles pour répondre aux besoins des résidants dans ces ressources. »

— Yvan Gendron, sous-ministre de la Santé et des Services sociaux

Québec demande d’« éviter tout corporatisme », disant avoir reçu des commentaires à cet effet.

La crise est telle dans les CHSLD, précise- t-il, qu’« il faut éviter toute procédure habituelle de vérification et d’intégration qui retarde l’implication des personnes qui viennent à l’aide ».

« Il est fort possible que ces personnes ne fassent pas les actes en fonction de leur profession ou leurs origines puisqu’elles viennent compléter l’équipe pour l’ensemble des tâches à accomplir », affirme le sous-ministre de la Santé.

Le personnel redéployé pourrait devoir « se déplacer vers d’autres établissements, vers d’autres régions pour offrir leur support », précise-t-il.

Dès lundi

À Montréal, où la situation est plus critique, le CHUM va ouvrir les unités de l’Hôtel-Dieu de Montréal pour entre autres recevoir des patients COVID-19 dès lundi, apprend-on également dans cette directive envoyée au réseau samedi soir.

Québec va mettre en place un comité de coordination pour les établissements des régions de Montréal, de la Montérégie et de Laval pour suivre les situations, apporter les correctifs et le soutien nécessaires en fonction de la réalité des éclosions importantes dans ces régions, précise le sous-ministre Gendron.

François Legault a convenu d’une stratégie avec sa ministre de la Santé, Danielle McCann, ainsi qu’avec les deux syndicats de médecins – FMOQ et FMSQ – afin que seules les activités essentielles soient maintenues pour les deux prochaines semaines et que soient libérés les médecins pour qu’ils puissent venir en aide au personnel des ressources pour les personnes âgées.

« Ainsi, de façon particulière, pour les deux prochaines semaines, nous ne devrons offrir que les services essentiels, avec toutes les nuances que cela comporte afin de ne pas nuire aux différentes clientèles face à leurs besoins de santé et sociaux, afin de pouvoir se consacrer à l’effort indispensable auprès de nos personnes âgées qui sont très vulnérables », poursuit le sous-ministre Gendron.

Les activités en oncologie, en obstétrique et en cardiologie seront protégées – la cardiologie s’est ajoutée à la courte liste à la dernière minute, preuve que toute cette opération a été faite dans la précipitation.

Des enjeux éthiques de taille

La santé des patients en attente de chirurgie et les risques de contamination pour les médecins réaffectés soulèvent des questions

Dans la communauté médicale, on a soulevé l’enjeu éthique provoqué par cette opération de redéploiement du personnel.

Inévitablement, des patients devront attendre encore davantage avant d’être traités à l’hôpital – sauf pour les opérations urgentes –, avec les risques que cela suppose, afin d’augmenter les chances de survie d’aînés en CHSLD. La question est hautement délicate et mériterait une réflexion collective qui, en période d’urgence comme en ce moment, peut difficilement avoir lieu, a-t-on signalé dans la communauté médicale.

Autre enjeu soulevé : les dommages collatéraux possibles de l’opération. Des travailleurs des hôpitaux courent le risque d’attraper le coronavirus en se rendant dans les CHSLD au cours des deux prochaines semaines. Ils seront forcés à l’isolement pour 14 jours, retardant leur retour dans les centres hospitaliers, soulève-t-on.

Les événements se bousculent, mais ils impliquent souvent le même constat en filigrane : il y a eu un important écart de préparation entre les hôpitaux et les CHSLD – mais aussi les résidences pour aînés – pour faire face à la pandémie.

Concernant la réaffectation des 2300 médecins spécialistes qui seront répartis dans tous les établissements de personnes âgées ces jours-ci, Québec précise dans sa directive que « la situation sera évaluée de jour en jour en fonction de l’évolution de la pandémie, de ses impacts sur l’offre de services pour nos clientèles vulnérables et de la disponibilité des ressources humaines ».

« Tous les efforts »

Appelé à réagir à la nouvelle, le Dr Louis Godin, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), confirme que son syndicat « travaille actuellement à la mise en œuvre de cette directive » qui constitue « une opération plus large » que ce que la ministre de la Santé, Danielle McCann, lui avait demandé plus tôt durant la crise.

« Il faut faire tous les efforts nécessaires pour éteindre le brasier dans les CHSLD et la ministre peut compter sur notre entière collaboration », a dit le Dr Godin. Cependant, comme il le répète depuis quelques jours, le Dr Godin assure que les médecins sont en « nombre suffisant » dans les CHSLD. Il manque d’infirmières et de préposés, mais pas de médecins, affirme-t-il. Cela dit, en plus des 450 médecins de famille redéployés dans les CHSLD la semaine dernière, 750 autres ont levé la main depuis pour aller y faire du travail médical ou du « travail humanitaire », souligne-t-il.

Le redéploiement doit se faire avec prudence, précise le Dr Godin, puisque 2000 médecins de famille travaillent aux urgences des hôpitaux – un département considéré comme un service essentiel qu’il ne faudrait pas dégarnir. 

En théorie, poursuit le Dr Godin, un médecin pourrait être transféré d’une région à l’autre selon cette nouvelle directive. Toutefois, comme les déplacements interrégionaux sont proscrits, « ce serait l’ultime recours », avance le président de la FMOQ.

Du côté de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), on se dit préoccupés des risques de contamination lorsque les médecins spécialistes retourneront travailler dans les milieux hospitaliers après avoir prêté main-forte en CHSLD. La FMSQ s’inquiète aussi des impacts d’un ralentissement prolongé des activités dans les hôpitaux sur les patients gravement malades, dont ceux atteints de cancer. Sa présidente, la Dre Diane Francoeur, n’était pas disponible dimanche pour commenter.

COVID-19

Les physiothérapeutes « choqués » de ne pas être mis à contribution

Les physiothérapeutes, qui sont formés entre autres pour déplacer des personnes âgées de façon sécuritaire, demandent à être mis à contribution pour pallier la pénurie de personnel dans les CHSLD, d’autant plus qu’ils sont nombreux à être disponibles en raison de la fermeture des cliniques privées et du ralentissement des activités dans le réseau public.

« Nos membres sont choqués de voir que leur expertise n’est pas mise à contribution, alors que plusieurs sont disponibles et coûtent beaucoup moins cher que les médecins spécialistes, déplore Simon Dalle-Vedove, président de l’Association québécoise de la physiothérapie (AQP). Les médecins spécialistes font un travail très important, mais en temps de crise, leur expertise serait peut-être mieux utilisée ailleurs. »

M. Dalle-Vedove a d’ailleurs écrit la semaine dernière au premier ministre François Legault et à la ministre de la Santé, Danielle McCann, pour souligner que des physiothérapeutes et thérapeutes en réadaptation physique (TRP) ont offert d’aller prêter main-forte en CHSLD, par l’intermédiaire de la plateforme « Je contribue », mais que plusieurs propositions sont restées lettre morte ou ont été carrément rejetées.

« Les physiothérapeutes et TRP possèdent énormément de connaissances en gériatrie et en déplacement sécuritaire des bénéficiaires, et sont même très souvent responsables de l’enseignement de ces techniques aux préposés aux bénéficiaires et au personnel de soins. Toutefois, nous sommes complètement oubliés dans cette crise », a dénoncé la physiothérapeute Catherine Landry dans une publication sur Facebook.

« Mais bienvenue aux médecins spécialistes et à ceux des Forces armées… Voulez-vous me dire à quoi ils vont servir ? Ils n’ont aucune idée du fonctionnement d’un lève-personne ou encore de la procédure pour changer une culotte », a-t-elle ajouté.

« Pas que des médecins et des infirmières »

« Ce qui me scandalise, c’est de voir que le gouvernement a sous son nez des milliers de professionnels possédant une formation en santé aptes à soutenir le réseau, mais il les ignore ! », renchérit Tatiana Vukobrat, physiothérapeute dans un groupe de médecine familiale de la région de Montréal, dans une lettre ouverte publiée sur le site de l’AQP.

« Faut-il rappeler que le milieu de la santé n’est pas composé que de médecins et d’infirmières, il y a aussi des physiothérapeutes, des ergothérapeutes, des nutritionnistes, des technologues et j’en passe beaucoup d’autres ! […] Dans un milieu de soins de longue durée, ce groupe de professionnels peut : évaluer la condition physique et les risques de déconditionnement ; aider à maintenir un niveau d’activité quotidien ; prévenir certaines complications ; assurer des déplacements sécuritaires ; diminuer les risques de chutes ; répondre aux besoins d’une clientèle gériatrique isolée et surtout faire preuve d’entraide et de solidarité interdisciplinaire en accomplissant toute autre tâche jugée essentielle en temps de crise humanitaire pour maintenir le bien-être de la personne en perte d’autonomie. »

« J’ai redonné mon nom quatre fois. Je suis hautement qualifiée pour les tâches qu’ils demandent, comme j’ai aussi fait des contrats dans des résidences pour personnes âgées avant. Bien dommage que plusieurs personnes qualifiées et ne demandant pas 211 $ de l'heure aient été oubliées dans toute cette histoire. »

— La physiothérapeute Amélie Piscollo

Simon Dalle-Vedove rappelle que le travail des physiothérapeutes et des TRP est règlementé par un ordre professionnel. 

De plus, ils ont l’habitude de travailler en équipe avec d’autres professionnels, savent évaluer les risques de chutes des patients, et certains ont une expertise en problèmes cardio-respiratoires. Ils savent aussi administrer de l’oxygène aux patients pour lesquels cela est prescrit.

« Niveau d’improvisation majeur »

L’Ordre professionnel de la physiothérapie du Québec (OPPQ), qui regroupe quelque 8200 membres et dont la mission consiste à protéger le public, a aussi manifesté son impatience dans une lettre envoyée à la ministre de la Santé, Danielle McCann, à la fin de la semaine dernière.

Selon son président, Denis Pelletier, l’appel du premier ministre Legault aux médecins spécialistes, alors que d’autres professionnels auraient de meilleures compétences pour aider à résorber la crise dans les CHSLD, dénote un « niveau d’improvisation majeur ». « Des choix discutables ont été faits », souligne M. Pelletier en entrevue.

« Plusieurs de nos membres pratiquant dans le secteur public de la santé nous ont informé être souvent limités dans le présent contexte de la COVID-19 à des tâches administratives ou à des travaux d’entretien ménager. Pourtant, considérant leur formation et leurs compétences, ils pourraient intervenir directement auprès des aînés et apporter ainsi une contribution beaucoup plus utile. Je porte à votre attention que la moitié de nos membres pratiquent dans le secteur public de la santé », peut-on lire dans la lettre de l’OPPQ envoyée à la ministre McCann.

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