Chronique

L’amour au temps du coronavirus

Lorraine Moreau et Alain Champagne n’étaient encore que des enfants lorsqu’ils se sont rencontrés, en 1968. Lorraine avait 13 ans. Alain en avait 15. Ils sont tombés amoureux.

Ils sont toujours ensemble.

Cinquante-deux ans qu’ils vivent soudés l’un à l’autre.

Cinquante-deux ans qu’ils s’appuient l’un et l’autre, à travers les petites et grandes épreuves de la vie.

Ils se sont mariés, ont eu quatre enfants et huit petits-enfants. « Nous sommes toujours très amoureux, dit Lorraine. Incroyable mais vrai, ça existe encore, le grand amour. »

La photo qui accompagne cette chronique a été prise en août 2018. Quelques jours plus tard, le diagnostic est tombé, implacable : cancer des glandes surrénales et cancer des os, phase 4.

Alain Champagne était condamné.

Il y a eu le choc, les traitements expérimentaux, la douleur. Et, à travers la tempête, Lorraine, toujours là pour épauler son homme.

Il y a trois semaines, Alain est arrivé au bout du chemin.

Il a été admis à l’étage des soins palliatifs d’un hôpital montréalais. Depuis, Lorraine lui rend visite chaque jour, même s’il ne parle plus beaucoup, à cause de la douleur et des médicaments. Elle se contente d’être là, à ses côtés.

Parce que Lorraine est toujours là quand ça compte, pour Alain, depuis 52 ans.

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Et puis est arrivé le coronavirus.

Samedi, Québec a interdit les visites dans tous les hôpitaux, CHSLD et résidences pour aînés de la province. Ça inclut les centres de soins palliatifs, où les patients sont particulièrement vulnérables au virus.

C’est logique, bien sûr. Parfaitement sensé.

Ça n’en est pas moins crève-cœur.

Lundi matin, Lorraine a téléphoné à l’hôpital. Pas de problème, lui a-t-on dit. Vous pouvez visiter votre mari en phase terminale. Elle a préparé un sac de vêtements propres pour Alain. Elle était sur le pas de la porte, sur le point de sortir, quand son téléphone a sonné.

L’hôpital s’était ravisé. Plus question de monter à l’étage des soins palliatifs. Ni pour elle ni pour personne.

Lorraine a eu beau supplier, promettre de porter des gants et un masque, proposer de subir un test de détection du coronavirus, l’hôpital est resté inflexible.

Lorraine comprend tout à fait la nécessité des directives de la santé publique. Elle comprend qu’il faille à tout prix éviter la propagation du virus. Cela ne l’empêche pas d’être anéantie.

« Ils nous volent notre temps », dit-elle d’une voix brisée.

Le peu de temps qu’il leur reste, ensemble.

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« Je ne priverai pas un enfant d’aller voir pour la dernière fois un de ses parents qui est en fin de vie », a assuré lundi le premier ministre François Legault.

Mais il faut comprendre ce que signifie « fin de vie ».

Selon les directives données aux hôpitaux par la santé publique, Alain Champagne n’est pas en fin de vie, même s’il ne lui en reste que pour quelques semaines.

« On nous a dit qu’on ne pourrait pas le visiter avant que sa mort soit imminente, dit sa fille, Émilie. Mais il sera alors dans le coma, ou tellement drogué qu’il ne saura même pas qu’on est là… »

Son constat, brutal mais réaliste : la crise sanitaire actuelle condamne ni plus ni moins les mourants québécois à vivre leurs derniers jours en l’absence de leurs proches.

On les abandonne, se désespère Émilie, aux portes de la mort.

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Il était 16 h 30, samedi, quand un infirmier s’est présenté devant la porte de la chambre de Mirella Bressan, 83 ans. La suspension des visites dans les CHSLD avait été décrétée trois heures plus tôt.

« Madame, vous devez sortir », a ordonné l’infirmier à Monica Sbrocca, la fille de Mirella. Il est resté planté devant la porte, à la regarder.

« Ça fait quatre heures que je suis ici. C’est quoi le rush ?, s’est impatientée Monica. Pouvez-vous me donner le temps d’expliquer à ma mère ce qui se passe ? »

« Si vous ne partez pas, je fais venir la sécurité », lui a répondu l’infirmier.

Mirella Bressan souffre de démence. Depuis 11 ans, Monica se rend chaque jour au CHSLD pour en prendre soin. Elle lui prépare ses repas. Elle lui fait sa toilette. Elle s’efforce de calmer son anxiété, le soir, avant de la mettre au lit.

Lundi matin, Mirella n’avait pas mangé quand Monica a téléphoné au CHSLD pour prendre de ses nouvelles. « Elle n’a pas déjeuné, elle n’a rien bu. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Elle se sent abandonnée.

« Ma mère ne mourra pas du coronavirus, elle va mourir d’isolement. Elle va se laisser mourir d’abandon, elle ne tiendra pas ! »

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Monica Sbrocca a retrouvé espoir lundi, peu après notre conversation, en écoutant la conférence de presse de François Legault – ce rendez-vous quotidien devenu incontournable en ces temps de crise.

« C’est du cas par cas, a dit le premier ministre. Quelqu’un qui fait du travail de bénévole ou d’aidant naturel, ben oui, effectivement, on a besoin d’aide. Mais il faut prendre des mesures et il faut connaître un peu ça. Donc on fait des exceptions. »

Quand elle a entendu ça, Monica a été convaincue qu’on lui permettrait à nouveau de s’occuper de sa mère. « Je ne suis pas une simple visiteuse ; je suis une aide-soignante. Depuis le temps, les préposés m’ont tout appris. »

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Pour ceux qui ne seront pas considérés comme des aidants naturels, il n’y aura aucun passe-droit.

« On me demande de faire des exceptions pour visiter des aînés en CHSLD. À moins de situation de fin de vie ou de rendez-vous médical, nous restons fermes quant aux consignes du gouvernement. Nous avons pris des décisions crève-cœur afin de protéger nos aînés et personnes vulnérables », a écrit la ministre responsable des aînés, Marguerite Blais, sur Twitter.

Le gouvernement du Québec veut à tout prix éviter une crise comme celle qui a frappé le Life Care Center de Kirkland, en banlieue de Seattle.

Cette résidence est l’épicentre de la COVID-19 aux États-Unis. Jusqu’ici, on sait qu’au moins 47 employés ont contracté la maladie. Pas moins de 27 résidants ont déjà succombé au virus. Parmi ceux qui sont toujours cloîtrés à l’intérieur, 25 sont infectés. Les autres sont confinés à leur chambre, en sursis.

Ce scénario cauchemardesque pourrait se produire au Québec si les gens ignorent les directives de la santé publique. « C’est parce qu’on aime [les aînés] et qu’on veut les protéger qu’on fait ça », a insisté Marguerite Blais, samedi.

Lorraine Moreau comprend fort bien tout ça.

Mais elle vit son propre cauchemar, plus intime. Elle se sent terriblement impuissante face à cette crise qui balaie tout sur son passage.

Lundi après-midi, elle s’est rendue sur le terrain de l’hôpital pour appeler Alain, son amoureux depuis 52 ans. Pour qu’ils puissent au moins se regarder par la fenêtre, en jasant.

Pour se donner l’impression qu’ils sont ensemble, malgré tout.

Pour joindre la ligne Info-aidant, un service gratuit d’écoute et d’information pour les proches aidants d’aînés : 

1 855 852-7784

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