nous sommes d’ici au mbam

Être noir. Être haïtien. Être artiste. Être au Québec. Être. Bien des défis pour le peintre Manuel Mathieu, qui fait partie des 11 artistes exposés au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre de Nous sommes d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiensLa Presse a visité en sa compagnie ce déploiement muséal aux multiples points de vue. 

Onze nuances de noir 

Raconter une réalité que bien des Canadiens « blancs » ne connaissent pas. Tel est l’un des objectifs de Nous sommes d’ici, une exposition créée au Musée royal de l’Ontario et adaptée à Montréal. Une expo qui met sous les projecteurs 11 artistes canadiens issus de diverses communautés noires du pays. 

Les commissaires Silvia Forni, Julie Crooks et Dominique Fontaine ont retenu des œuvres des artistes Sandra Brewster, Sylvia D. Hamilton, Chantal Gibson, Bushra Junaid, Charmaine Lurch, Esmaa Mohamoud, Michèle Pearson Clarke et Gordon Shadrach. Auxquels se sont joints, pour l’adaptation montréalaise, Eddy Firmin dit Ano, Manuel Mathieu et Shanna Strauss, ainsi que la commissaire Geneviève Goyer-Ouimette. 

Autoportrait 

Après avoir visité son atelier, les commissaires ont retenu la peinture Autoportrait de l’artiste montréalais d’origine haïtienne Manuel Mathieu, un hommage à sa grand-mère, Marie-Solanges Apollon, arrivée d’Haïti au Québec dans les années 80 avec plusieurs de ses six enfants et décédée en 2016. « Ma grand-mère était un pilier de la famille », dit-il.

La toile a été peinte à partir d’une photo de Mme Apollon en train de jardiner, devant sa maison de Blainville. Une œuvre où Manuel Mathieu évoque, avec son approche abstraite si expressive, la luxuriance de la nature haïtienne, son attachement à son héritage caribéen, mais aussi l’intensité de la résilience chez bien des immigrants haïtiens. 

Car cette grand-mère s’est déracinée et sacrifiée pour fournir à ses enfants l’éducation et la sécurité nécessaires à leur plein développement. Ce qui a donné de beaux fruits : une médecin, une infirmière, une ingénieure devenue psychologue, une avocate et lui, artiste contemporain arrivé au Québec il y a 10 ans, qui a étudié à HEC Montréal et est représenté aujourd’hui par quatre galeries, à Londres, Chicago, Bruxelles et Pékin. « Une bonne moyenne au bâton, oui », dit Manuel Mathieu. 

Le peintre de 31 ans a représenté sa grand-mère de dos. Cela confère une certaine intériorité à l’œuvre qui suggère l’inaltérable nostalgie qui hante chaque immigrant. « Comme en fait état souvent Dany Laferrière, fait remarquer l’artiste. Le fait d’être ici et ailleurs. Ce que je vis, moi aussi. Je n’ai jamais été aussi intensément présent dans deux mondes différents. » 

Une impression d’autant plus aiguë ces jours-ci, alors que des manifestations violentes ont eu lieu en Haïti où vivent des membres de sa famille. 

« Je suis né en 1986, donc je fais partie de la première génération après la dictature de Duvalier, la première vague d’adultes à essayer de comprendre quels sont les enjeux et les dangers qui nous guettent en Haïti. Ça nous met dans une autre dimension. Celle de poser des questions et de trouver des réponses. » 

— Manuel Mathieu

Diversité de points de vue 

Une œuvre, un récit, une aventure. Tel est le bonheur de l’exposition Nous sommes d’ici. Découvrir des artistes variés, avec leurs préoccupations, leurs propres histoires, leur diversité d’approche et de défis. « Des regards qui enrichissent un univers commun », dit Manuel Mathieu. 

Si Sandra Brewster évoque ce pluralisme de la communauté noire canadienne avec une technique mixte de 2017 intitulée Randonnée à Black Creek, Bushra Junaid a choisi de présenter une œuvre qui montre de jeunes enfants antillais dans un champ de canne à sucre. Autre création intense, [Étrange, danger], d’Eddy Firmin dit Ano, est la sculpture d’un esclave en céramique placée sur un meuble : l’asservi considéré comme un bien meuble. 

L’installation d’Esmaa Mohamoud, Untitled (No Fields), est aussi un moment fort de l’exposition. Avec une photographie et une sculpture évoquant l’esclavagisme et les revendications actuelles des Noirs, un travail inspiré par le mouvement Take a Knee des joueurs noirs de la NFL qui protestent contre les injustices et la brutalité policière aux États-Unis. 

« Notre identité est en mutation, commente Manuel Mathieu. On est constamment en train de s’adapter. On n’est pas en quête de liberté, comme vous dites. On est libres et on essaie de vivre cette liberté. » 

Nous sommes d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiens, au Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu’au 16 septembre.

« Il faut un vrai échange pour comprendre l’autre »

Arrivé au Québec il y a 10 ans, Manuel Mathieu y a étudié avant de se réaliser pleinement comme artiste ici et ailleurs. La route n’a pas été facile et il veut croire à des changements qui permettront à la diversité de la société québécoise de se développer dans l’égalité et l’harmonie.

« Chaque personne a sa manière d’être présente dans le monde et d’articuler sa liberté, dit l’artiste Manuel Mathieu. En tant qu’artiste, en tant qu’Haïtien, en tant qu’être humain, chaque jour redéfinit mon identité. »

Manuel Mathieu croit en un monde harmonieux, pourvu que l’on privilégie le dialogue et l’échange en laissant de côté les opinions bien arrêtées. Comme l’idée de rassembler des œuvres d’artistes noirs dans un musée, est-ce vraiment la bonne façon de sortir ces artistes de l’isolement ou de l’ignorance ? Idée toute faite, répond Manuel Mathieu. 

« C’est le regard qui doit changer. Il ne faut pas voir la couleur, mais les différentes réalités des gens noirs. Quand on délaisse la couleur, ça devient riche, car on découvre différents regards sur le monde. Comme il y a plein de regards différents sous la bannière, par exemple, de l’impressionnisme. » 

— Manuel Mathieu

Manuel Mathieu applaudit à l’initiative du Musée royal de l’Ontario et du MBAM de présenter Nous sommes d’ici. Même si des expositions du même type ont été montées ailleurs, il croit que celle-ci a atteint un regard élaboré par rapport à « l’expérience noire » dans une société. 

« C’est intéressant, car il y a beaucoup d’évènements dans le monde, aujourd’hui, des frictions par rapport aux Noirs ou aux races qui viennent alimenter le dialogue, dit-il. C’est très important de dire que si l’idée de diversité a déjà fait des vagues au Québec dans les années 90, il n’y a pas eu beaucoup de changements. Et ça passe par des changements institutionnels. » 

Différences

Manuel Mathieu dit que les artistes ont la chance de s’exprimer au Québec, mais quand l’artiste noir ou autochtone se heurte à l’institution, il a du mal à cadrer avec un système qui ne comprend pas la différence. Il y a des nuances de regards, dit-il. Un Noir en Haïti, maître de son destin, ne vit pas la même expérience qu’un Noir aux États-Unis qui vit sur la terre de son oppresseur de jadis, et il ne vit pas non plus la même expérience qu’un Québécois d’origine haïtienne ou qu’un Montréalais d’origine jamaïcaine. 

« Le contexte racial est chaque fois différent, dit-il. De multiples facettes s’entrelacent. »

L’artiste salue donc le MBAM d’avoir ajouté cet axe contemporain noir à son exposition sur Picasso (D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui). Pour lui, cet ajout n’a rien à voir avec une quelconque crainte de se faire reprocher d’avoir fait de l’appropriation culturelle. 

« On ne peut avoir un regard figé dans le temps. Seuls ceux qui parviennent à intégrer leur temps survivent. Le musée a bien fait. Il a su s’adapter. » 

— Manuel Mathieu

C’est la raison pour laquelle il appelle au dialogue interculturel. Il estime d’ailleurs que la controverse qui a entouré la présentation de la pièce SLĀV n’était pas propice au dialogue. « On n’a pas besoin d’opinions, mais d’adaptation institutionnelle, dit-il. Il faut un profond changement, une évolution, un vrai échange pour comprendre l’autre, dit-il. Pas un divertissement estival. » 

Résistances 

Manuel Mathieu a dû se battre pour diffuser son travail. Il dit avoir constaté une certaine résistance des centres d’artistes à s’adapter aux parcours et aux caractéristiques des artistes. « Pour les arts visuels, au Québec, mis à part cette expo au Musée des beaux-arts, on a une structure particulière qui, selon moi, ne facilite pas l’expansion des artistes québécois, notamment ceux de la diversité. » 

Du coup, il a préféré élargir ses horizons et ne pas dépendre exclusivement des subventions. Représenté par deux galeries européennes, une galerie américaine et une galerie en Chine, il a changé d’échelle. Ce qui ne l’empêche pas d’être ému, lors de l’entrevue, quand un visiteur prend une photo de son Autoportrait avec son cellulaire. « C’est la première fois ! On oublie que le tableau existe dans l’espace et qu’il n’est pas juste dans ma tête ! » Autoportrait est en cours d’acquisition par le MBAM.

« L’idée que ma grand-mère puisse se retrouver au Musée des beaux-arts, c’est extraordinaire. J’aurais bien voulu qu’elle le sache avant de mourir, car elle serait heureuse de voir que son petit-fils est exposé ici. » 

— Manuel Mathieu

D’après ce qu’on lui a dit, Manuel Mathieu est le premier Noir canadien haïtien à entrer dans la collection du Musée des beaux-arts. « C’est étonnant, mais c’est comme ça que ça commence, dit-il. On peut voir ça comme un dialogue qui s’amorce. Je préfère être optimiste, mais je suis très conscient de la place que j’occupe. » 

C’est la deuxième fois qu’un musée québécois se porte acquéreur d’une toile de Manuel Mathieu, après le Musée de la civilisation de Québec, en 2014. Cet engouement pour son travail et cette exposition d’artistes noirs sont-ils l’image d’une réalité qui change au Québec ? 

« Je ne sais pas, répond Manuel Mathieu, mais une telle manifestation au MBAM permet le dialogue, soulève les vraies questions et permet de découvrir des choses. L’important n’est pas d’envoyer une pierre et de ne pas savoir où elle atterrit. L’idée, c’est de construire quelque chose. » 

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