Prix de la mise en scène au plus récent Festival de Cannes, candidat français à l’Oscar du meilleur film international, La passion de Dodin Bouffant de Trân Anh Hùng, met en scène Juliette Binoche et Benoît Magimel pour la première fois au cinéma en 25 ans. Dodin Bouffant (Magimel), dit à la fin du XIXe siècle le « Napoléon de l’art culinaire », tente de convaincre Eugénie (Juliette Binoche), sa cuisinière et amante, de l’épouser. Dans une ultime tentative, il va lui préparer avec un soin maniaque un repas digne d’une reine. Discussion sur ce qui est du cinéma.

Marc Cassivi : Votre film célèbre la qualité française par l’art culinaire. C’est pour vous une lettre d’amour à la France ?

Trân Anh Hùng : C’est une lettre d’amour à la France, oui. J’ai puisé en moi toutes mes premières impressions quand j’ai découvert la France. Il y a une beauté dans l’esprit français qui est résumée pour moi avec le mot « mesure ». Ce n’est jamais exubérant. Que ce soit dans l’architecture, dans la peinture, dans tous les arts, il y a une certaine mesure.

M.C. : Ce n’est pas la flamboyance, mais l’élégance…

T.A.H. : Tout à fait. Je voulais vraiment faire un film qui ait cette substance, avec de la retenue, même des sentiments. C’est dans ce sens-là que je dis que c’est un hommage à la France et non pas à la gastronomie. C’est vraiment l’esprit, c’est ça qui compte.

M.C. : Et passer par la gastronomie, c’était un bon véhicule pour rendre cet hommage ?

T.A.H. : Oui, tout à fait. Il n’y avait pas une volonté farouche de faire un film sur la cuisine française, mais de faire un film sur la cuisine en tant qu’art. Je pense que tous les réalisateurs ont envie dans leur vie de faire un film sur l’art. Certains choisissent la peinture ou la musique. Moi, j’ai préféré l’art culinaire parce que c’est vrai. Ce n’est pas comme quelqu’un qui fait semblant de peindre un Van Gogh. Et je me suis pompeusement lancé un défi : j’ai voulu faire un film sur la nourriture qui donnerait du fil à retordre au prochain réalisateur qui veut faire un film sur la nourriture !

M.C. : Comment avez-vous découvert le roman historique [de Marcel Rouff, publié en 1924] qui a inspiré le film ?

T.A.H. : Je suis tombé par hasard sur ce livre assez démodé, surtout dans le traitement des relations humaines. Mais il y a des pages magnifiques sur la nourriture. J’ai trouvé étonnant comment les gens en parlent et j’ai gardé ces pages pour raconter une autre histoire. Celle qui, finalement, précède le livre.

PHOTO ANDER GILLENEA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La réalisateur Trân Anh Hùng

M.C. : C’est donc très librement inspiré du roman…

T.A.H. : Oui, parce que je voulais donner un ton particulier à cette histoire d’amour. Je voulais que ce soit un amour conjugal, c’est-à-dire un amour qui n’est pas passionnel, mais plutôt une recherche d’harmonie pour pouvoir durer longtemps ensemble. Et ça, évidemment, c’est un véritable pari parce que c’est beaucoup plus excitant et plus facile de montrer la passion et la confrontation que d’essayer de créer une forme d’harmonie qui ne soit pas ennuyeuse ! [Rires]

M.C. : Évidemment, vous mettez en scène Benoît Magimel et Juliette Binoche, qu’on n’avait pas vus ensemble à l’écran depuis 25 ans, chez Diane Kurys [pour Les enfants du siècle]. On sent qu’il y a une chimie entre eux, peut-être aussi parce qu’on sait qu’ils ont déjà formé un couple…

T.A.H. : Pour moi, c’était évident que ce serait ces deux acteurs. Juliette était là depuis le début du projet, parce qu’on s’était promis il y a longtemps de faire un film ensemble. Elle est restée sur le projet malgré toutes les difficultés de la COVID qui est survenue et qui a tout stoppé. Je lui ai parlé de Benoît dès le début. Elle ne trouvait pas que c’était une bonne idée. Elle pensait qu’il n’accepterait jamais à cause de ce qui s’est passé entre eux. On a attendu longtemps, et puis finalement je suis allé demander à Benoît et il a accepté tout de suite ! Sur le tournage, c’était merveilleux parce que ce sont, d’une part, des acteurs extraordinaires, et d’autre part, de grands professionnels.

M.C. : La presse française a été moins emballée par votre film que la presse internationale au Festival de Cannes. Ça ne me surprend pas vraiment. À l’étranger, on se fait une certaine idée de la France et on aime que cette vision soit épousée. Peut-être que les Français ont trouvé ça trop cliché ?

T.A.H. : C’est une chose très particulière. C’est lié à ma relation avec la presse française. Elle a toujours été abominable avec moi, sur tous mes films. Je ne suis pas surpris. Il aurait fallu, dès mon premier film, que je dise que la Nouvelle Vague, c’est tout pour moi. Je ne l’ai jamais dit. Pour moi, Truffaut fait de l’illustration. J’ai du plaisir à regarder le cycle Doinel, je connais les films par cœur, l’histoire est sympathique, mais du point de vue de la pure cinématographie, c’est très pauvre. Alors que Godard est riche en cinéma.

PHOTO CAROLE BETHUEL, FOURNIE PAR MÉTROPOLE FILMS

Scène de La passion de Dodin Bouffant

M.C. : Pour la presse française, cette lettre d’amour à la France arrive trop tard ?

T.A.H. : Non, pas du tout. Pour la presse française, c’est comme si je disais une chose et que je faisais autre chose. C’est peut-être ça. Pour la critique, ce n’est pas une lettre d’amour à la France.

M.C. : Est-ce que de ce point de vue, avoir été choisi pour représenter la France aux Oscars est un baume ?

T.A.H. : Oui, ça a provoqué une polémique [Anatomie d’une chute de Justine Triet était le candidat pressenti], mais pour moi, c’est un grand plaisir de représenter la France aux Oscars. C’est un honneur. Les Oscars, c’est un objectif intéressant pour le film et c’est vraiment passionnant pour moi.

M.C. : C’était pour la France que vous y étiez avec L’odeur de la papaye verte ?

T.A.H. : Non, j’étais dans les cinq finalistes pour le Viêtnam, même si j’habitais déjà la France depuis longtemps. Ce qui est important pour moi, quand je fais un film, c’est de fournir au spectateur une chose de qualité en termes de langage cinématographique. Les critiques français sont trop bouffés par la thématique et l’histoire. Je ne pense pas qu’ils savent ce qu’est le langage cinématographique. Ils ne se posent pas la question. Toute la discussion est sur la thématique qui est le plus d’actualité. Moi, ça ne m’intéresse pas. Dans 100 ans, si on regarde encore des films, ce sera le langage cinématographique qui va primer, et non pas la petite histoire qui est arrivée à une certaine époque.

M.C. : Ce n’est pas l’histoire qu’on raconte qui importe, mais la façon dont on la raconte…

T.A.H. : Exactement. Et à travers ça, créer de l’émotion et du sens que seul le cinéma peut donner. La plupart des films, qu’ils soient français ou autres, ne sont que de l’illustration d’histoires et de thèmes. Il n’y a pas de cinéma. C’est très pauvre.

La passion de Dodin Bouffant, en salle le 10 novembre

Qui est Trân Anh Hùng ?

Né à Da Nang, au Viêtnam, Trân Anh Hùng arrive en France comme réfugié à 12 ans.

Lauréat de la Caméra d’or du meilleur premier long métrage du Festival de Cannes en 1993 pour L’odeur de la papaye verte, il remporte le Lion d’or du Festival de Venise deux ans plus tard pour Cyclo.

À la verticale de l’été (2000) clôt sa trilogie vietnamienne. Il adapte La ballade de l’impossible, roman de Haruki Murakami, en 2009 et réalise Éternité en 2016.