Le prix de la pauvreté

Dans un monde où toutes les causes ont un porte-parole, il en est une qui demeure pour ainsi dire sans voix : celle de la pauvreté. Les pauvres ne sont pas invités à la télévision pour raconter leur vie, commenter l’actualité ou critiquer les décisions du gouvernement. Ils n’ont pas de siège au Parlement et ne font l’objet d’aucune campagne de publicité. On ne les voit nulle part, pour la bonne raison que la pauvreté est encore aujourd’hui une source de honte, qu’elle fait partie de ces souffrances qui ne se disent pas.

Ceux d’ailleurs qui voudraient en parler n’osent pas toujours le faire, peut-être par crainte qu’on leur reproche de ne pas savoir de quoi ils parlent, ou qu’on critique leurs privilèges. Je ne suis pas pauvre, mais je l’ai longtemps été.

Enfant, j’ai senti l’angoisse de mes parents, à la merci d’un bris de voiture ou d’électroménager, subsistant d’un chèque à l’autre et surveillant le prix du moindre produit acheté, souvent forcés de dire non aux demandes que nous leur faisions, faute de moyens. J’ai connu la peur du manque, j’ai vécu dans la gêne de la comparaison avec mes amis, que j’hésitais à inviter chez moi, inquiet qu’ils découvrent la trop grande modestie de notre mode de vie.

Il y a bien sûr des histoires plus terribles que la mienne. Durant mes études de maîtrise, j’ai enseigné dans les milieux défavorisés de Montréal. Je me souviens d’une classe d’adaptation de troisième secondaire qu’on m’avait confiée dans une école du quartier Centre-Sud, dont les élèves accusaient en moyenne un retard de trois ou quatre ans de scolarité. Plusieurs portaient les marques physiques de la misère. Certains donnaient l’impression d’avoir le double de leur âge, comme si les difficultés les avaient fait vieillir prématurément. Cela ne les empêchait pas d’avoir mille choses à dire et de l’énergie à revendre.

Un jour, je m’étais d’ailleurs permis d’interrompre un cours pour leur décrire un voyage en France que je venais de faire – c’était mon premier séjour outre-Atlantique – pour mieux les inviter à raconter un voyage à leur tour. Je me souviens du lourd silence qui régnait dans la classe. Sur la vingtaine d’élèves, seulement deux ont levé la main pour parler, l’un d’une semaine de camping dans le Nord, l’autre d’un séjour chez une tante de Gaspésie, et je m’étonnais que leurs compagnons, d’ordinaire si volubiles, ne veuillent rien ajouter.

Durant la pause, l’un d’eux est venu m’expliquer les raisons de ce silence : la plupart n’avaient jamais mis les pieds en dehors de l’île de Montréal, et lui-même pouvait compter sur les doigts d’une main les fois où il était sorti de son quartier. J’étais sans mots. J’avais honte de ma question et envie de pleurer en pensant au courage de ce jeune homme de 15 ans qui m’avouait sa triste vérité.

Depuis des années, les gouvernements font la cour aux membres de la classe moyenne. La « famille ordinaire », le « bon payeur de taxes » et « l’électeur moyen » sont devenus les figures centrales d’un discours politique centré sur ce qu’on se plaît à appeler le « vrai monde ». Mais ce battage autour des revenus moyens, des moyennes à rejoindre et des moyens de les atteindre fait oublier ceux de nos concitoyens qui sont rejetés si bas sous la moyenne qu’ils ne savent pas même comment ils pourraient attraper le premier barreau de l’échelle.

Pour ces gens, la flambée récente des prix des aliments et de l’énergie ne force pas simplement le report d’un voyage ou la rénovation de la cuisine, elle oblige à faire des choix entre des besoins essentiels, peut-être même à remplacer certains aliments de base devenus trop chers.

La hausse fulgurante des prix de l’immobilier, qui entraîne des augmentations de loyer et des reprises de logement, pousse de plus en plus de gens à l’exil loin des quartiers où ils ont fait leur vie. Certains des plus courageux ont défilé la fin de semaine dernière dans les rues de Verdun pour réclamer qu’on s’intéresse à leur sort1.

Il y a dans toutes ces histoires d’humiliation et de ségrégation économique une violence d’autant plus cruelle qu’elle est invisible.

Avec la montée de l’inflation, dont il n’est plus bien certain qu’elle soit seulement temporaire, la question du pouvoir d’achat risque de s’imposer au cours des prochaines campagnes électorales, comme c’est déjà le cas en France depuis longtemps. Là-bas, les études montrent que la part des dépenses de consommation des ménages pré-engagées, comme le logement, l’énergie et les assurances, ne cesse de croître. Selon l’Insee, l’Institut de statistique français, entre 1960 et 2018, ces dépenses sont passées de 12,6 % à 29,2 % du budget des ménages, ce qui signifie que la part disponible pour subvenir aux autres besoins essentiels, tels que l’alimentation, l’habillement, les transports et la santé, est en diminution constante. Sans compter que ces chiffres représentent une moyenne, la situation étant bien pire pour les ménages à faible revenu, qui consacrent souvent plus de la moitié de leur budget au seul logement2.

Sans doute est-ce là d’ailleurs l’angle mort de nos analyses au sujet de la montée de l’extrême droite dans ce pays, dont le soutien est particulièrement élevé au sein des populations défavorisées – dans les anciens bassins ouvriers du Nord et de l’Est, dans les régions rurales et les territoires d’outre-mer3.

Sans le défendre ni l’excuser, peut-être faut-il voir dans ce vote une protestation désespérée, l’équivalent d’un vote blanc, de la part d’un électorat qui voit depuis trop longtemps ses conditions de vie se détériorer.

Voilà pourquoi il est urgent de reconnaître que la pauvreté n’est pas seulement l’affaire des pauvres, que leur malheur est aussi le nôtre, sans quoi nous risquons, comme la France, de payer un prix social et politique toujours plus élevé.

1. Lisez « La crise du logement, c’est pas juste une crise montréalaise »

2. Lisez le texte sur le site Vie publique

3. Lisez un article du Parisien

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