Hong Kong : la fête est finie

Depuis que Pékin a maté la « révolution des parapluies », la récession pointe, la population diminue et la vie tourne au ralenti.

Patibulaires, l’œil mauvais, le pistolet à billes de gaz poivré prêt à décocher, les forces de l’ordre quadrillent les alentours du tribunal de West Kowloon.

Depuis deux jours, le port du masque n’est plus obligatoire à Hong Kong. Finie, l’amende de 600 euros payable de suite pour quiconque contrevient à cette mesure sanitaire. Mais ce vendredi 3 mars, chacun arbore encore un masque FFP2. L’État de droit est remplacé par l’état de peur. Le délit de sale gueule s’applique à tous ceux qui affichent de la sympathie pour la démocratie et leur non-dévotion à la « Grande Chine ».

En ce dix-neuvième jour du procès des 47 militants de la démocratie de Hong Kong, une foule éparse se presse à l’entrée de la cour. Ces braves sont venus apporter leur soutien aux anciens élus, activistes, universitaires ou journalistes qui doivent répondre de l’accusation de « complot en vue de commettre un acte de subversion ». Leur tort : avoir organisé, en juillet 2020, des primaires visant à établir une liste prodémocratie en vue de l’élection du Conseil législatif de Hong Kong. Ils ont été arrêtés au matin du 6 janvier 2021 par la police de sécurité nationale. La plupart (34 sur 47) restent incarcérés et risquent la prison à vie.

Dans l’enceinte du palais, une quarantaine d’avocats (vestes cintrées, lavallière amidonnée, perruque bouclée blond platine, vestiges de l’ère victorienne) se serrent devant les immenses vitres en plexiglas où sont amenés, un à un, les prévenus. L’atmosphère est solennelle. Aucun jury, mais trois juges en robe incarnate, triés sur le volet par le nouveau chef de l’exécutif (l’équivalent du premier ministre, mais adoubé par Pékin), John Lee, ex-patron de la sécurité hongkongaise. Il faut donner du « My Lord » à ces monstres de glace, péremptoires, qui enregistrent, plus qu’ils n’écoutent, les chicanes et logomachies des défenseurs, les interrompant par des « plus vite », « j’ai dit « les faits » ! », sans bienséance ni aménité.

« Les prévenus n’ont aucune chance, estime Alexandra Wong, alias Grandma Wong, lunettes à monture d’écaille et drapeau de l’Union Jack dessiné sur son masque. À 66 ans, cette activiste, arrêtée cinq fois dont une pour intimidation des forces de l’ordre (elle mesure 1,55 mètre et pèse 40 kilos toute mouillée…), a déjà été incarcérée plusieurs mois, mais reste une pasionaria de la démocratie. Elle vient ici tous les jours, sort parfois déployer, devant les policiers, son drapeau britannique, souvenir des temps bénis d’une colonie longtemps refuge des Chinois voulant fuir le communisme. Au terme de ce procès-fleuve (quatre-vingt-dix jours) et historique, des peines très lourdes seront requises.

Depuis la répression du mouvement prodémocratie en 2019 et le démantèlement des libertés, le consensus est clair : « End of the party. » La fête est finie.

Pourtant, pour le primo visiteur, les apparences restent trompeuses. Le charme, unique, de ce confetti d’empire opère encore. À la vesprée, quand le soleil se couche sur la baie du « port aux parfums », imprimant des reflets tantôt mordorés, tantôt indigo aux flots, la pale-ale ou le Pimm’s Cup prennent toujours un goût d’infini. Jour et nuit, la volière à ciel ouvert bourdonne, effervescente, avec, insolents, les donjons de verre opalescents du quartier de Central, le « Manhattan de l’Asie ». Forte de 1250 tours de plus de 100 étages, cette jungle urbaine compte plus d’immeubles de très grande hauteur que New York, Tokyo et Singapour réunis.

Tout a changé

Partout règne une harmonie entre une urbanisation effrénée et une nature luxuriante. Pour s’en persuader, il suffit d’emprunter le funiculaire qui avale en dix minutes la pente abrupte (jusqu’à 48 % !) menant au Victoria Peak, un promontoire perché à 554 mètres en aplomb de Central. Là-haut, sous les frondaisons des ficus, des camphriers et des manguiers, la canopée s’éclaircit et la ville se découvre en Cinémascope, enchanteresse et majestueuse : buildings à flanc de colline, lacis de venelles pentues et tortueuses, boutiques chics et cantines à 25 euros la pizza mal décongelée.

Toutefois, pour qui a connu Hong Kong avant la rétrocession à la Chine de 1997, ou encore au mitan des années 2000, tout a changé. La ville qui se décrivait comme la plus cosmopolite d’Asie (« Asia’s World City ») est méconnaissable. Dans la rue, les borborygmes gutturaux en mandarin ont supplanté les mélopées cantonaises. À Soho et Lan Kwai Fong, les quartiers de la soif et de la fête où les bars et terrasses sont, de coutume, bondés, tout est sage, éteint. « On ressort de cinq années très difficiles, reconnaît le banquier Jeremy Chen. Entre les manifestations et la COVID-19, ces trois années où nous avons été coupés du monde avec notamment une quarantaine très dure de vingt et un jours, jusqu’au 1er janvier 2023, je ne pouvais ni voyager ni voir mes clients en Chine. Tout était au ralenti. »

Les chiffres bruts donnent une bonne idée du marasme. Le PIB (produit intérieur brut) s’est contracté de 4,2 % au quatrième trimestre de 2022, marquant une deuxième année de récession. « Le prix au mètre carré a chuté de 25 % en quatre ans, indique, brushing soigné, moustache élégante et très chic gilet bleu nuit, Jimmy Cheng, courtier chez Iglu. « En 2019, un appartement de 70 mètres carrés à Mid-Levels, un quartier très recherché, se louait 5000 euros contre 4200 euros aujourd’hui. » Dans les grandes artères commerçantes, de Tsim Sha Tsui ou de Causeway Bay, les pancartes « À louer » et les baies vitrées mâchurées de peinture opaque foisonnent.

Ce mardi soir, dans le restaurant de poche de Sheung Shui, au nord du nord de Hong Kong, près de la frontière avec la République populaire de Chine, c’est le coup de feu. Et, pour les habitués, la dernière séance. Ils ont apporté des messages de soutien en idéogrammes. « Nous aimons cet endroit qui anime la vie de quartier depuis cinquante ans, explique Siu Ming Lau, une cliente qui patiente devant une échoppe d’algues et d’holothuries séchées. J’y venais quand j’étais petite. Ici, c’est la vraie cuisine de Hong Kong, des saveurs, de la viande coupée au tranchelard et non au hachoir automatique. « Malheureusement, nous cessons notre activité ce soir, après un demi-siècle à être ouverts six jours sur sept. Cela devenait dur de proposer le menu à 48 dollars hongkongais [5,71 euros]. Les prix des loyers [5500 euros par mois pour 50 mètres carrés] et des matières premières sont élevés. Le travail est trop difficile. Personne ne veut prendre notre relève, avoue, la voix blanche, Kelly Leung, 50 ans, la gargotière. Mes clients vont me manquer. Mais avons-nous le choix ? »

Depuis la « révolution des parapluies » (2014), les grandes manifestations pour la démocratie (2 millions d’habitants dans la rue) et contre le joug chinois de 2019-2020, réprimées férocement, tout a été tourneboulé.

« Hong Kong était un centre de grande liberté de penser, explique Jean-Pierre Cabestan, chercheur chez Asia Centre. Tous les partis étaient autorisés, même les indépendantistes. Manifester était une seconde nature pour nombre de citoyens. L’esprit critique y était enseigné avec ferveur dans ses universités. Tout cela s’est éteint en 2020. »

Peur sur la ville

Désormais, à Hong Kong, c’est peur sur la ville. Nos vieilles connaissances, universitaires ou banquiers, avec qui nous badinions de coutume autour de pattes de poulet bouillies, sont aux abonnés absents. Terrorisées. Depuis la loi sur la sécurité nationale de 2020, l’ordre chinois règne. Les langues sont bâillonnées et la presse, muselée. Parmi la dizaine de journalistes contactés, aucun n’a accepté de nous parler. Sauf Lam Pin Yong, fondateur du site Renews. « Je sais qu’en m’exposant ainsi, je vais finir en prison », évoque, fataliste, ce reporter de 38 ans. Lam Pin Yong travaillait au Stand News, l’un des deux médias, avec Apple Daily, fermés par la police en 2021. Huit journalistes sont emprisonnés « dont deux de mes collègues, inculpés d’incitation à la haine du gouvernement, confie-t-il. Je pourrais partir à l’étranger, mais si personne ne reste, qui va témoigner ? ».

Le cinéma, autre espace historique de liberté à Hong Kong, est étouffé. « Toute sortie de film est soumise à la censure. Les références au mouvement de 2019 sont interdites, explique dans son minuscule bureau Kiwi Chow, auteur de quatre longs métrages et de 70 courts. Spécialisé jusque-là dans les « feel good movies », il tourne en secret Revolution of our Times, un film-témoignage de 2019, composé notamment d’interviews des manifestants. Le documentaire est présenté au Festival de Cannes en 2021. « Je voulais rendre hommage aux gens qui se sont sacrifiés, explique Kiwi Chow. À lui seul, mon titre, un slogan emprunté aux protestataires, rend le film illégal. » Depuis, il lui est difficile de travailler. Ainsi, tous les producteurs de Say I Do to Me, bluette sur la vie d’une youtubeuse lancée avant 2019, se sont désistés, des acteurs ont renoncé. Le film a finalement pu se monter, quasiment par « crowdfunding », quand il est sorti en janvier, la moitié des cinémas ont refusé de le diffuser.

Pour mieux comprendre l’ampleur de la répression et le désarroi des libres penseurs restait à rencontrer l’un des héros malheureux du mouvement prodémocratie. Rendez-vous avait été pris dans un parc mal éclairé. À 18 h 30, Tony (c’est ainsi que nous l’appellerons) apparaît, une capuche lui recouvre le front, il regarde à droite, à gauche, par-dessus son épaule. Nous lui emboîtons le pas, dynamique, avant de nous asseoir sur une margelle, en aplomb d’une marina. « Je dois être prudent. Je suis en sursis, sans doute suivi, épié, écouté. Si on sait que je vous ai rencontrés, je serai arrêté immédiatement. » Tony est un activiste, habitué des manifestations contre le joug de Pékin depuis les années 2000. « Je revendique juste que Hong Kong puisse garder sa liberté de penser », assure-t-il. Cela lui a valu d’être arrêté et condamné à sept ans de prison. Après cinq ans de geôle, il vient tout juste d’être libéré. « Il y a, estime-t-il, autour de 8000 prisonniers d’opinion comme moi ici. » Sur ses conditions de détention au bagne de Tong Fuk, il reste évasif. « Pas de torture, mais des brimades, des coups de bâton et des jets de gaz lacrymogène. J’étais en cellule avec un violeur et des trafiquants de drogue. Le combat continue, mais il faut être discret. Pas de réseaux sociaux. Pas de participation à des manifestations. Nous ne sommes plus dans un pays libre », conclut-il avant de se fondre dans la nuit.

Une certaine idée de Hong Kong est morte. Mais Hong Kong n’est pas mort. Cette ville pardonne, oublie et rebondit vite

Face au nouveau jeu démocratique, beaucoup ont choisi l’exil.

Entre 175 000 et 200 000 Hongkongais, dont la moitié a moins de 25 ans et 30 % sont titulaires d’une maîtrise, ont émigré depuis janvier 2020. Pour la première fois de son histoire, en 2022, le territoire qui compte 7,4 millions d’habitants a perdu entre 120 000 et 150 000 personnes ; 145 000 ont profité du programme de visa national britannique pour se réinstaller au Royaume-Uni. Beaucoup d’expatriés sont partis à Singapour. Ce jeudi, dans un bar branché de Mongkok, Sunny Lau, 44 ans, organise son pot d’adieu. Ce courtier en assurances a choisi de partir pour le Canada, à Vancouver, avec sa femme et ses deux enfants de 8 et 6 ans. S’il accepte qu’on lui tire le portrait, ses cinq amis d’enfance refusent tout net. « Excusez-les, mais tout le monde est paranoïaque, raconte Sunny. Pourquoi je pars ? À cause des politiques. C’était un tel bonheur de vivre ici. Mais tout a été gâché. Et puis les nouveaux programmes scolaires avec des cours sur la sédition ou l’éducation patriotique m’effraient. Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans ce monde. »

Alors, foutu Hong Kong ? Non, car pour le moment la Chine ne touche pas à l’économie. « Il est difficile, pour nous, Occidentaux, qui sommes juste tolérés, de porter des jugements sur la société et le politique, analyse Maxime Gilbert, chef du 2-étoiles Écriture. La situation récente a provoqué pas mal de fermetures. Mais cette ville pardonne, oublie et rebondit vite. » Une certaine idée de Hong Kong est morte. Pas Hong Kong. Des parangons de démocratie exilés voyant qu’on fait beaucoup moins d’argent à Londres ou à Toronto reviennent comme on va à Canossa. L’establishment préfère la realpolitik aux beaux idéaux. Pour Pékin, Hong Kong ne doit pas être une épine dans le pied. À ce prix, il pourra rester la poule aux œufs d’or.

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