Opinion Pascale Navarro

La grande dérape

La poussière ne retombe pas après le tollé soulevé par la lettre des 100 femmes dans Le Monde parmi lesquelles Catherine Millet et Catherine Deneuve, qui exposaient tout haut leur crainte de dérapages du mouvement #metoo. Qu’il s’agisse de l’Américaine Christine Hoff Sommers ou de la Canadienne Margaret Atwood, dont les idées féministes sont loin de se ressembler, ou de la chroniqueuse québécoise Nathalie Petrowski, on met les femmes en garde de ne pas prendre à la légère le fait de dénoncer, et on les enjoint de ne pas tout mettre dans la même marmite.

Poursuite en diffamation

C’est vrai que c’est une partie de plaisir que d’entrer dans cette tourmente. Ah, mesdames ! Si vous saviez ce qu’on s’éclate ! L’instigatrice de #balancetonporc, la journaliste française Sandra Muller, vient d’ailleurs de recevoir une poursuite en diffamation par l’homme qu’elle dénonçait dans son tweet, le 13 octobre 2017. Une drague maladroite lui a fait prononcer des mots non souhaités à Mme Muller, propos qu’elle a qualifiés de harcèlement sexuel. Dans un article du Point, sur fond d’ambiance Caliméro (le petit poussin du dessin animé qui trouve toujours la vie injuste avec lui), on écrit que c’est en préparant l’anniversaire de sa fille qu’il a appris la mauvaise nouvelle de sa « dénonciation ». Depuis, précise-t-on, l’homme en question dort mal, n’a plus de travail. Il explique sa décision de poursuivre la journaliste par le désir de laver sa réputation, répondant au magazine Le Point que « désormais, quand on tapera [son] nom sur Google, on tombera sur “porc” ».

Tristes pour toutes

C’est triste pour lui. Ça l’est aussi pour des employées des Nations unies qui ont perdu leur travail après avoir dénoncé des agressions sexuelles à leurs supérieurs, comme le raconte Rebecca Ratcliffe dans une enquête du Guardian.

Triste pour les compagnons de ces employées qui ont eux aussi dénoncé les abus des peacekeepers et corps d’armée, et reçu des menaces de toutes sortes. C’est aussi triste pour des millions de femmes qui n’ont pas de travail à laisser, parce qu’elles n’ont pas de statut et qui subissent le harcèlement et les agressions sexuelles sans dire un mot ; triste aussi pour celles qui ont un emploi, mais qui se la bouclent, parce qu’elles doivent gagner le pain de leur famille, rester loyale à leurs proches, ou qu’elles craignent des représailles ; triste pour toutes celles qui sont invisibles, mineures, handicapées, vulnérables, et qu’on n’écoute pas.

Rompues à obéir

Dans la vie des femmes, les dérapages ont lieu tous les jours, et depuis des siècles. De la phrase déplacée (comme celle qu’a reçue Sandra Muller) à un viol, les possibilités de dérapage sont tellement nombreuses que nous passons notre vie à surveiller notre comportement, nos fréquentations, nos gestes, nos paroles, nos drinks, nos vêtements, car tout cela peut nous mener à des situations de violence ou d’abus. « Ne reste jamais seule avec ce gars-là », « ne vas pas travailler avec lui », « ne parle pas de ça, ça pourrait te nuire » ; voilà des mises en garde régulièrement entendues ; on change de trottoir, on verrouille nos portes en entrant dans une voiture, on surveille notre langage ; quand on écrit comme je le fais, on fait attention de ne pas dire trop souvent le mot « patriarcat » pour rester dans les bonnes grâces de tous, ne pas trop nommer les choses, ne pas déranger, ne pas désobéir.

On passe notre vie à ne pas faire déraper le consensus. À négocier notre féminité, notre féminisme.

À tel point que beaucoup d’entre nous n’investiront pas les milieux où le pouvoir pèse lourd, parce qu’il faut un caractère en béton pour faire du slalom entre tous les pièges qui nous sont tendus. « Dites non, voilà tout ! », répondent les privilégiées de ce monde. Si c’était si simple, nous n’en serions pas là.

Si quelqu’un comprend le sens du mot « dérapage », ce sont bien les femmes.

Quant aux hommes qui en subiront les conséquences, ils feront comme nous : ils se tairont ou dépenseront leur paye en thérapie, resteront sur la touche, réfléchiront à leurs gestes, leurs paroles, leur comportement, quelques-uns contre-attaqueront.

C’est vrai, tout cela est immensément triste.

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