Hydro-Québec

Sophie Brochu se débranche

Moins de trois ans après son entrée en poste, la PDG d’Hydro-Québec a décidé de quitter le « meilleur job au monde ».

Surprise, incompréhension et inquiétude ont accueilli la décision de Sophie Brochu de quitter son poste de PDG d’Hydro-Québec au beau milieu de son mandat alors qu’elle avait mis plusieurs grands chantiers en route pour assurer l’avenir de la société d’État.

« Pour quelqu’un comme moi, c’est le meilleur job au monde », admet-elle lors d’un entretien avec La Presse. Elle assure du même souffle être sereine et convaincue d’avoir pris la bonne décision.

Son départ survient quelques mois à peine après le différend très public qui l’a opposée au nouveau ministre responsable d’Hydro-Québec, Pierre Fitzgibbon, sur l’avenir de l’organisation, mais la principale intéressée se garde bien de confirmer cette explication la plus évidente pour tout le monde.

« Il n’y a jamais de bons moments pour partir, et c’était le temps propice pour moi et pour Hydro-Québec », a-t-elle répété.

La vraie raison de son départ reste toutefois ouverte, surtout que la PDG assure n’avoir rien d’autre sur sa planche après le 11 avril.

« Je ne vais nulle part, je ne suis pas malade et je ne veux pas faire plus d’argent. Je n’ai aucun plan. »

— Sophie Brochu

Différend

L’automne dernier, Sophie Brochu avait menacé de démissionner si M. Fitzgibbon décidait de privilégier le développement économique et faire du Québec le « Dollarama » de l’électricité.

« Ce qu’il ne faut pas faire, c’est d’attirer un nombre indu de kilowattheures industriels qui veulent payer pas cher, et après ça, de construire des barrages pour les alimenter parce qu’on manque d’énergie », avait-elle expliqué en entrevue à Paul Arcand au 98,5 FM.

« Tant que le cadre de gouvernance à l’intérieur du gouvernement d’Hydro-Québec est sain et qu’on est capables de faire valoir les grandes prérogatives du besoin du système énergétique, je vais être là. Mais si, pour une raison ou pour une autre, je voyais que ce système était à risque, eh bien, j’aurais de sérieuses discussions avec mon actionnaire », avait-elle dit lors de cette entrevue à la radio.

Pour tenter de calmer le jeu, et dans un geste rarement vu lors de la formation d’un Conseil des ministres, François Legault a annoncé qu’il réunirait Sophie Brochu et Pierre Fitzgibbon au sein d’un Comité sur l’économie et la transition énergétique qu’il présiderait lui-même.

« Je poursuis à vos côtés », avait fait savoir Mme Brochu après l’annonce de la formation du comité.

Sophie Brochu se dit encore aujourd’hui rassurée par l’existence de ce comité des priorités et rassurée par ce qu’elle a entendu à la première réunion. « Ce siège au comité des priorités, ce n’est pas le siège de Sophie Brochu, c’est le siège d’Hydro-Québec. »

Sophie Brochu a informé le bureau du premier ministre de sa démission lundi, 24 heures avant d’en faire l’annonce officiellement. Son mandat de cinq ans se serait terminé en 2025.

C’est une lourde perte pour François Legault en ce début d’année. Il était parvenu à recruter Sophie Brochu en 2020, après des années de tentatives infructueuses, selon son propre aveu.

« Je tiens à remercier Sophie Brochu pour sa contribution en tant que PDG d’Hydro-Québec. Comme je lui ai dit, ça a été un plaisir de travailler avec elle sur de grands chantiers déterminants pour l’avenir du Québec comme l’entente avec New York et le développement de la filière éolienne », a commenté M. Legault sur Twitter.

M. Fitzgibbon a remercié Sophie Brochu pour sa contribution, lui aussi sur Twitter. « Merci Sophie Brochu. Tu es une leader naturelle et dynamique, une inspiration pour plusieurs, a-t-il écrit. Je suis certain que tu continueras d’influencer et de tracer la voie pour de nombreux décideurs de demain. »

Des chantiers à peine amorcés

Sophie Brochu est entrée en fonction le 1er avril 2020, en pleine pandémie. Aussitôt arrivée, elle a mis de côté le plan stratégique à peine déposé par son prédécesseur pour dessiner une nouvelle vision d’avenir pour la société d’État.

Cette nouvelle vision subira-t-elle le même sort que le plan stratégique de son prédécesseur ? « Il n’y a pas un dirigeant sensé qui pense que son plan va rester inchangé », dit-elle à ce sujet.

Sophie Brochu n’a aucun regret à laisser à l’organisation des plans à peine esquissés pour assurer son avenir. « Hydro-Québec, c’est comme la Sagrada Família, ce ne sera jamais fini de construire, image-t-elle. J’aurais pu travailler là jusqu’à 100 ans. »

Les défis à venir sont énormes, selon elle, et si elle a choisi de partir, ce n’est pas parce qu’elle ne se sent pas capable de les affronter.

« Ce n’est pas mon talent », explique celle qui se décrit comme « une architecte » plus habile à faire des plans qu’à les exécuter.

Sophie Brochu a quand même passé 20 ans chez Énergir, mais elle estime qu’Hydro-Québec est un chantier de longue haleine qui exige énormément de ses dirigeants. « Le regard public n’est pas le même », ajoute-t-elle.

Sophie Brochu a pris sa décision de partir après la première réunion du nouveau comité formé pour réconcilier les visions différentes du rôle d’Hydro-Québec dans le développement économique du Québec.

Cette première réunion s’est bien déroulée, selon des sources tant au gouvernement que chez Hydro-Québec.

L’entreprise a obtenu, par exemple, d’être libérée de l’obligation de desservir tous les clients industriels aux besoins de 50 mégawatts et moins, ce qu’elle réclamait depuis longtemps. Le gouvernement avait aussi annulé les appels d’offres qu’il avait annoncés pour de l’énergie supplémentaire en laissant à Hydro-Québec le soin d’en redéfinir les conditions.

Deux semaines avant cette rencontre, Pierre Fitzgibbon mettait déjà la table à une nouvelle stratégie énergétique qui modifierait les pratiques de la société d’État.

Il annonçait son intention de déposer en 2023 « un projet de loi très costaud », « beaucoup plus important pour Hydro-Québec ».

« L’idée, évidemment, c’est de rendre Hydro-Québec plus agile devant la nouvelle réalité énergétique, la réalité qu’il faut s’occuper du développement économique, mais en même temps, comme on l’a dit, s’occuper aussi de la décarbonation de l’économie », disait-il.

C’est au cours de cette conférence de presse que le ministre s’était lancé dans une tirade sur la « sobriété énergétique », un discours nouveau pour le gouvernement.

La PDG démissionnaire n’est pas trop inquiète pour la suite des choses. « Hydro-Québec a toute une équipe de direction », dit-elle.

Ce qui lui donne aussi de l’espoir, c’est l’intérêt nouveau de la population pour la question énergétique, qu’elle a contribué à susciter.

« En peu de temps, on s’est mis à faire des choses nouvelles, on a consulté la population, on a ouvert les murs et les rideaux. On a progressé comme société. »

— Sophie Brochu

En même temps que Sophie Brochu, Hydro-Québec perdra aussi une autre dirigeante importante, la présidente du conseil d’administration, Jacynthe Côté, qui a déjà annoncé son départ.

La succession à la direction d’Hydro-Québec suscite déjà de l’inquiétude, notamment de la part des employés qui craignent la période d’instabilité qui s’annonce. « Le départ de Sophie Brochu après seulement trois ans en poste fait craindre qu’une influence politique ait pu jouer un rôle dans sa décision », a fait savoir Patrik Gloutney, président du SCFP-Québec, qui représente 15 000 employés salariés d’Hydro-Québec.

Pour Sophie Brochu, le départ simultané de la PDG et de la présidente du conseil d’administration pourrait s’avérer une bonne chose. « Ça permet de nommer un tandem qui travaillera bien ensemble », estime-t-elle.

Dans son communiqué, Hydro-Québec souligne que son conseil d’administration « a joué son rôle et est ainsi en mesure de recommander des candidats et des candidates au gouvernement du Québec », qui fera les nominations.

Pour ce qui est de Sophie Brochu, une rumeur l’envoie à la tête de Radio-Canada. Le mandat de l’actuelle PDG, Catherine Tait, vient à échéance en juillet, et la règle de l’alternance veut que le prochain patron soit francophone.

La Presse écrivait l’automne dernier que des libéraux rêvent d’avoir Sophie Brochu pour cheffe, mais la principale intéressée a encore écarté fermement cette possibilité mardi.

Quelques réactions

« Merci à Sophie Brochu pour ses bons et loyaux services. Hydro-Québec fait face à d’énormes défis qui concernent l’avenir énergétique du Québec, nous souhaitons donc que le gouvernement nomme une personne qui aura les hautes compétences nécessaires. Transparence et dialogue national sont requis. »

– Marc Tanguay, chef intérimaire du Parti libéral du Québec,

« Le départ de Sophie Brochu est très inquiétant. […]. En octobre dernier, [...] elle s’inquiétait des récents choix du gouvernement Legault qui risquaient de faire du Québec le “Dollarama” de l’électricité pour les grosses compagnies […]. Est-ce que M. Fitzgibbon profitera du départ de Mme Brochu pour installer une direction qui lui est fidèle, comme on l’a vu faire à Investissement Québec ? »

– Haroun Bouazzi, député et porte-parole de Québec solidaire en matière d’énergie

« La démission de la présidente d’Hydro-Québec, Sophie Brochu, sent la politique partisane. Mme Brochu a-t-elle rejeté le plan de sobriété énergétique de la CAQ ? Le ministre Pierre Fitzgibbon doit fêter aujourd’hui… »

– Éric Duhaime, chef du Parti conservateur du Québec

Départ de Sophie Brochu

Une « grosse perte » pour Hydro-Québec

Le départ de Sophie Brochu à la tête d’Hydro-Québec est une lourde perte, estiment des experts qui craignent que l’indépendance de la société d’État face au gouvernement en souffre.

« C’est une grosse perte, parce que ça va être difficile de trouver quelqu’un pour la remplacer qui a autant de compétences, de leadership et une indépendance vis-à-vis du gouvernement », estime Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.

Selon lui, Sophie Brochu amenait « beaucoup de fraîcheur et d’accessibilité » à l’image d’Hydro-Québec. « C’est une excellente communicatrice qui a beaucoup de charisme, un franc-parler intelligent et une écoute que l’on ne retrouve pas toujours chez les dirigeants », détaille-t-il.

Avec le départ de Sophie Brochu, M. Pineau craint qu’Hydro-Québec « perde une indépendance ». « Le gouvernement va vouloir trouver quelqu’un qui exécute ses désirs et on va se retrouver à risque d’avoir un PDG qui va être un petit peu le bras exécutant du gouvernement », déplore-t-il.

Plus qu’un gestionnaire

Pour Normand Mousseau, professeur de physique à l’Université de Montréal et directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal, « la personne qui remplacera Mme Brochu devra avoir une compréhension profonde des enjeux énergétiques ».

« On ne pourra pas mettre quelqu’un qui est simplement un gestionnaire. Il faudra que le gouvernement accepte de prendre un pas de recul si on veut avoir une personne de qualité pour faire le travail. »

— Normand Mousseau, de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal

Les deux experts estiment par ailleurs que Sophie Brochu quitte la société d’État à un mauvais moment, alors qu’Hydro-Québec avait un important rôle à jouer dans la transition énergétique de la province.

« Elle est dans une réorganisation à l’interne qui n’est pas encore achevée, le déploiement d’un plan stratégique est loin d’être organisé et elle quitte quand le gouvernement annonce une nouvelle loi sur l’énergie, où il aurait été important que le gouvernement puisse converser avec une Hydro-Québec qui est forte », détaille M. Pineau.

Inquiétude chez les Premières Nations

De son côté, le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard, a dit accueillir la démission de Sophie Brochu avec « une certaine inquiétude ».

« Madame Brochu est une alliée importante pour les Premières Nations et elle adopte une approche de relations qui contraste grandement avec celle de ses prédécesseurs », a-t-il déclaré par communiqué.

« Elle a su reconnaître l’importance de l’inclusion des Premières Nations dans les projets de développement de la société d’État tant au niveau des répercussions environnementales que socio-économiques », a-t-il ajouté.

M. Picard souhaite que la personne qui succédera à Mme Brochu ait « une approche semblable » à la sienne et que le gouvernement du Québec tienne compte des enjeux des Premières Nations dans le choix du nouveau PDG.

Qui pourrait remplacer Sophie Brochu ?

Qui donc pourrait remplacer Sophie Brochu comme patron d’Hydro-Québec ? Des noms de candidats potentiels circulent. Voici des personnalités qui pourraient attirer l’attention du conseil d’administration.

Éric Filion un sérieux candidat à l’interne

Selon nos sources à l’intérieur d’Hydro-Québec, le vice-président exécutif, chef de l’exploitation et de l’expérience client est l’un des mieux placés parmi les dirigeants actuels de la société d’État pour remplacer Sophie Brochu. Issu de Bombardier, comme l’ancien PDG Éric Martel qui l’a recruté en 2016, cet ingénieur aurait de l’intérêt pour le poste. Le gestionnaire en mène large dans la nouvelle structure de la société d’État. Il gère à la fois l’approvisionnement en électricité, l’exploitation et la maintenance des actifs, de la production à la distribution. Les interactions avec la clientèle et les services partagés tombent aussi sous sa responsabilité.

Claudine Bouchard une étoile montante

Comme vice-présidente exécutive et cheffe des infrastructures du système énergétique, elle gère les imposantes infrastructures énergétiques de la société d’État, considérées comme la « pile » du réseau d’électricité dans le nord-est de l’Amérique du Nord. C’est aussi elle qui doit étudier les besoins futurs d’Hydro-Québec. Comment faire pour respecter la commande du gouvernement Legault, qui veut augmenter de 50 % la capacité de production d’énergie de la société d’État ? Où construire de nouvelles centrales ? Où l’entreprise doit-elle remplacer des turbines pour augmenter l’efficacité de celles qui sont déjà en exploitation ? Autant de questions auxquelles elle doit répondre dans le cadre de son poste actuel. Nommée à son poste en 2022, cette étoile montante d’Hydro-Québec est toutefois étroitement associée à Sophie Brochu. Or, la PDG a exprimé d’importants désaccords avec Québec quant aux priorités stratégiques à privilégier au sein de la société d’État, entre transition énergétique et développement économique.

Martin Imbleau candidat potentiel à l’externe

Avant d’occuper ses fonctions actuelles, le PDG de l’Administration portuaire de Montréal a lui aussi fait carrière dans les deux grandes sociétés d’énergie du Québec : Hydro-Québec et Énergir. Martin Imbleau, 50 ans, a dirigé les stratégies d’entreprise et le développement des affaires à la société d’État, d’avril 2020 à janvier 2021. Dans le milieu des affaires, cet avocat a la réputation d’avoir le sens de l’engagement public. Selon sa biographie sur le site du Port de Montréal, il est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur les droits de la personne et les génocides et il préside le conseil de direction de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM. Il garde aussi un pied dans l’énergie, en tant que cofondateur de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

Éric Lachance La filière Énergir

Depuis l’ancien PDG André Caillé, c’est presque devenu une tradition : de hauts dirigeants d’Énergir, l’ancienne Gaz Métro, prennent régulièrement les commandes d’Hydro-Québec. C’était le cas de Sophie Brochu comme de Thierry Vandal, qui était cadre du distributeur gazier et a suivi André Caillé à la société d’État en 1996. Pour cette raison, le nom d’Éric Lachance, PDG d’Énergir depuis 2020, vient spontanément en tête, même s’il a moins d’expérience que les autres gestionnaires évoqués ici. Avant de se joindre au distributeur gazier, il a aussi fait son chemin dans une autre institution proche du gouvernement : la Caisse de dépôt et placement du Québec, où il a dirigé le suivi du portefeuille d’infrastructures européennes.

Michel Letellier oubliez-le

Sur papier, le PDG d’Innergex pourrait être un bon candidat de l’externe. Il connaît bien Hydro-Québec et les grands enjeux entourant l’électricité. Mais il y a un très gros hic : Michel Letellier et Hydro-Québec sont tous les deux actionnaires d’Innergex, qu’il dirige depuis 2007. La société d’État détient 19,95 % des actions du producteur d’énergie renouvelable, un placement qui valait près de 634 millions mardi. De son côté, Michel Letellier en détient pour 15 millions de dollars. Difficile de l’imaginer prendre des décisions sur le placement d’Hydro-Québec dans l’entreprise, qui auraient nécessairement d’importantes conséquences sur son propre investissement. « C’est clair que je serais en conflit d’intérêts avec Innergex. Ça serait compliqué ! », convient le PDG du producteur d’énergie renouvelable, en entretien avec La Presse. Pour pouvoir diriger la société d’État, il devrait nécessairement vendre ses actions. Or, il se dit « pleinement heureux » dans sa situation actuelle chez Innergex. « Pour moi, ça ne serait pas une possibilité à court terme », dit-il. Peut-être une prochaine fois ? « C’est sûr que ce sont des positions prestigieuses avec des incidences économiques importantes sur le Québec », dit-il. D’ailleurs, il tient à saluer le travail de Sophie Brochu. « Elle a fait une super job, et elle ne l’a pas eu facile. »

— Avec la collaboration d’Hélène Baril et de Francis Vailles, La Presse

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